XIX

Coralie Cadinot

Coralie Cadinot

Vers seize heures, en ce dernier jour de sa floraison, jour aux fredonnements cléments du vent, des déserteurs se tenaient sur la plage de Sharm El Sheikh. La pleine lune n'était plus. Le soleil, rond comme une balle éclatante, était fixé dans la tourmente grise du ciel. Le bruit des vagues venu à lui, il rouvrit un oeil reposé sur le monde, un oeil de quelqu'un qui perçoit à nouveau, sans douleur, ni regret, sans état d'âme ni torpeur.
Les hommes de jamon étaient encore là, avec lui, et ils descendirent un à un du camion-cargo pour aller se poster en rangées devant le véhicule. Ils formaient un carré régulier, telle une fine armada d'hoplites prêts à en découdre. De là, il comprit qu'il n'avait plus rien à faire ici. Ce que lui confirma un fils de jamon en lui glissant discrètement à l'oreille : « Nous allons servir. Pars avant que le Lieutenant ne te voie. » Et il laissa le camion et les jamons.
 
Il avait mis le pied à terre d'une terre pour laquelle il avait souffert indescriptiblement avant son atteinte. Il se remémora quelques moments, valeureux moments difficiles ; le premier soir au nuage de poudre de cartouches fraîchement tirées ; celui aux mirages où il rencontra la sorcière après une soif de plusieurs bâtonnets sur sa peau de bête ; celui où il croisa la caravane du nomade Pietro, venu d'un autre continent ; le jour où au dédale d'une contrée au pays plat et aux bâtiments vides, il vit Lizbeth pour la première fois dans le monde palpable de sa vie.
Il lui sembla infiniment beau qu'il eût été encore en vie. La première chose qu'il fit fut de prier pour une fois en plusieurs années. Sur le plateau d'où il était, il s'agenouilla, tendit les bras devant lui et s'affaissa sur ses talons une fois, une deuxième et une troisième. Il répéta comme un long balbutiement le nom de dieu, et entre chaque affaissement, prenait sa chaîne à croix égyptienne qu'il embrassait follement, comme un Salamien - l'image le transperça en priant – qui aurait trouvé un puits d'eau.
Il n'était plus qu'à quelques cinq cents mètres de son liseré mousseux. Il venait d'observer cela : elle moussait, comme dans ses rêves l'eau qu'il versait sur ses roses faisait de ces fines bulles qui avaient le même bruit que le champagne de Mona et Salem, quand il se répandait au bord du verre. Il plissa les yeux, observant au loin sur l'autre liseré qui faisait sa surface si plane et belle à regarder, des troupeaux d'oiseaux qui tournoyaient et parmi lesquels certains venaient se poser et plonger en elle.
De ce point de fuite parallèle à la terre, il sentit des embruns violents emprunts de gouttes d'eau soudaines qui lui giclèrent au visage. Dans le même temps, il y eut des bourrasques d'un vent qui venait d'ouest et qui vinrent déformer les quelques amas de sable consolidés, qui ressemblaient en tout et pour tout à de petites roses des sables. Il avait faim, son âme cérébrale lui disait qu'il avait faim. Pourtant, il ne ressentait rien d'elle dans son estomac vide. Il était là, debout et il respirait ce qu'il avait toujours respiré : la liberté.
 
Sur une petite colline, une butte prostrée devant la plage, il ne restait que l'homme qu'il était. Les jamons étaient en train de faire de l'ordre serré, levant en un rythme de balancier infernal leurs bras, qu'ils décollaient à peine de leurs aisselles.
Sur une autre bute, un peu plus haute et robuste, se trouvait un sémaphore derrière un grillage haut comme un fort et brodé de fil de fer tranchant. Le phare qu'il accueillait était alors éteint. Ou éteint, comme tout le reste. Il y avait tout un système de pompe et de filtrage, qu'il ne vit pas. Il ne voyait pas l'utilitarisme décadent et pourtant synonyme des temps de crise qui s'étaient généralisés. Dar-des-Salam, il en avait oublié la réalité. Il faisait plein jour et même les nuages se dissipèrent et laissèrent percer la lumière jaune. Un robuste tuyau, de la largeur d'une gouttière, plongeait sa longitude sous la surface d'elle, et demeurait connecté au bâtiment principal du sémaphore. A ce niveau de la mer, là où le serpent artificiel entrait, il y avait une profondeur certaine, sous laquelle devait se trouver tout un monde animal aquatique fantasque. C'est ce qu'il se dit et même il imagina que les femmes qu'il avait croisées dans le désert pouvaient s'y trouver.
Il n'allait plus se retourner. Pour rien, au monde, il ne se retournerait.
 
Il cessa de faire aller son regard, de faire rouler ses yeux sur tout ce paysage. Et, il se mit à la fixer, à la regarder avec une précise attention pour le mouvement de son ondulation. Il la regarda, d'abord surpris, mais surpris dans une forme de non-atteinte appréhendée ; tout le long de son périple avait été essemé par la peur de dépérir avant d'arriver. Il ne réalisait pas qu'il y était enfin. Qu'il venait enfin d'arriver à elle.
Elle, dont il avait imaginé les mensurations en rêve, depuis sa chambre de sultan. Les oreillers lui manquaient en cet instant, du reste le confort avec lequel il avait pu l'observer auparavant.
Soudainement, il fut plongé dans la medina de Dar-des-Salam. C'était jour de marché, jour d'étalages colorés inconditionnels. Il suivait une femme au foulard bleu acide, qui se tournait parfois, jetant un oeil égyptien sur lui. Une beauté sans nulle mesure, qui rendait nulles toutes les comparaisons, vaines les définitions de la beauté ; il n'y avait que Beauté qu'elle refermait sous le bout de tissu de ses cheveux. Ça n'était pas Lizbeth descendant la colline de Charnizaïr, ça n'était pas elle. Elle, elle était encore plus belle. Il s'arrêta un temps et se dit « il n'y a commune mesure, telle beauté est hors des mensurations ».
Depuis Charnizaïr, en vrai ou en rêve, jamais il n'avait vu de chose aussi belle, du velours suintant, brillant à en mordre ses poings.
 
Venant de loin, il perçut la voix mélancolique mais à l'air suave de la cartomancienne qui se réjouissait qu'il ait réussi sa mission. Ses yeux se mirent à miroiter doucement d'étincelles et se firent enduire d'une vague nitescente. L'émotion le prit. Il frotta ses poings contre ses yeux, et une forme de joie larvée de soulagement triste lui noya le ventre. Sans tarder plus longtemps, car il ne voulait rien perdre d'elle, il retira ses chaussures comme un fou heureux, les laissant là, comme des oripeaux dont il aurait pu se défaire de la superficialité le premier jour de sa vie.
Il prit son élan, en enfonçant d'abord son talon gauche dans le sable, pointant du pied droit les souterrains du djin qu'il avait croisé en lieu et place de Lizbeth. Il gonfla ses poumons d'air et finalement, il se mit à courir, il courut en portant ses poings au niveau de ses tempes, les secouant de félicité, étirant ses bras, les baissant, ses poings tremblant d'excitation et ses jambes courant à vive allure.
Sous ses pieds, il sentait la lourdeur molle et humide du sable sur lequel il laissa ses empreintes, les unes après les autres. Il courut, il courut, il courut. Jamais ô grand jamais il n'avait couru ainsi. Pas même dans l'ancien Sinaïr de son oncle, en vacances. Pas même le jour où il vit le milicien jamoniste prendre son frère et l'emporter et dieu sait seulement combien il avait couru, la colère, le désespoir lui fouettant le coeur. Il ne courut pas même comme ce jour où il alla chasser avec son oncle les slouguis [1] flamboyants de Dar-des-Salam du Shaïb. Ils avaient été si mauvais qu'un voisin leur avait ramené le fruit de sa propre partie de chasse.
 
[1]Slougui : lévrier arabe.
 
 

Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "Autour des nuages : atelier d'écriture" dispensé par Mathieu Simonet au Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre d'automne 2022.

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