Les assembleurs de nuées (1/4 - Marin)

Maël de Fromont, Thomas Gauthier, Valentin Maillet et Chiara Noël

Maël de Fromont, Thomas Gauthier, Valentin Maillet et Chiara Noël

Un groupe d'amis réunissant Marin, Candice, Eudes et Gabriel part gravir le sommet de l'Annapurna.

Aujourd'hui, personne n'est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas. Je ne sais plus. La montagne altère toute perception du temps, transforme les minutes en heures et les amis en étrangers. C'est ce qui fait sa force et sa dangerosité, je m'en rends compte désormais. Hostile et imprévisible, elle fissure les âmes et les amitiés. Elle n'est ni juste, ni injuste. Elle te met face à toi-même, sans parachute ni filet de sécurité. La glace, le froid, les parois glissantes, les animaux sauvages. Tout permet à l'homme de se dépasser dans cet environnement singulier qui ne lui est pas destiné et où peu d'individus osent encore s'aventurer. L'alpinisme, c'est l'amour du risque. Revenir à l'état de nature le temps d'une ascension, affronter ses craintes les plus intimes, explorer l'inconnu au péril de sa vie, accomplir des exploits et des records que l'on se racontera de bouche à oreille, génération après génération. Et tout ça dans quel but ? Conquérir l'inutile.
Je regrette de ne pas avoir su dire non à cette expédition pour le moins imprudente. L'excitation des premiers jours a progressivement cédé la place à une angoisse que je semble le seul à ressentir au sein de notre groupe. Je suis éreinté physiquement, à bout de nerfs, à deux doigts de craquer. Quelle idée de merde, ce projet d'ascension au fin fond du Népal ! Note à moi-même : ne plus jamais accepter une proposition farfelue de Candice. Surtout quand elle nous entraîne tous les quatre à l'autre bout du monde pour escalader un caillou, aussi haut soit-il. Je repense au village de notre enfance, dans les Pyrénées, à son église bicentenaire, à ses chemins de randonnée pour touristes, à sa boulangerie que toutes les communes à la ronde nous envient. Dire qu'en ce moment même je pourrais être au coin du feu en train de lire un roman de Jules Verne en sirotant un grog ! Les récits d'aventures m'ont toujours plu, mais contrairement à beaucoup d'autres, je n'y vois pas des exploits à glorifier. Plutôt des actes insensés et irresponsables.
Eudes se tourne vers moi et me demande si tout va bien, m'arrachant à mon état de marshmallow fondu. Il me fascine, Eudes. Toujours la pêche, toujours prompt à t'encourager quand tu es au plus bas. « Tout va bien mec ! Je crois qu'on vient d'atteindre la mi-parcours. On devrait bientôt apercevoir le sommet ! » Surtout ne laisser transparaître aucune faiblesse ou désir de rebrousser chemin. Il est hors de question de décevoir mes trois amis d'enfance, et surtout pas Eudes. Derrière son sourire de gendre idéal se cachent une exigence et une détermination hors du commun, pour lui-même et encore plus pour les autres. Il lui est impossible d'accepter un échec ou de comprendre que l'on n'avance pas forcément à son rythme.
Lorsque Candice nous a proposé de gravir l'Annapurna, sommet légendaire et premier 8 000 mètres jamais atteint par des alpinistes, les yeux de Eudes se sont embrasés. « Enfin un projet à la mesure de notre ambition ! », s'est-il écrié avec son entrain habituel. En quête permanente de nouveaux défis, il est l'alpiniste le plus chevronné d'entre nous. Sans jamais se soucier du danger, il voit la montagne comme un terrain de jeu grandeur nature.
« Petite pause ! » Gabriel réclame une halte. Il veut photographier les derniers rayons du soleil sur un versant. La nuit tombe rapidement sur l'Annapurna. Le bivouac est proche. Le répit me fera du bien. Je commence à ressentir le manque d'oxygène. Gabriel dégaine son appareil, règle son imposant objectif et enchaîne les prises de vues.
Si Eudes a pour objectif d'atteindre son premier 8 000, Gabriel est surtout là pour son autre passion : la photographie de montagne. La proposition de Candice est arrivée au bon moment pour lui. Elle lui a permis de faire une pause dans son job de photographe de people dont le compte Instagram est en train d'exploser. Des rapaces aux pics enneigés, Gabriel sublime tout ce qu'il capture. Ce talent, il l'a nourri pendant notre jeunesse dans les Pyrénées. Le bouquetin, l'ours, le lynx, tous sont dans sa collection. Avec Gab, Candice et Eudes, nous sommes devenus inséparables en grandissant, si bien que le temps passé loin les uns des autres nous rend malheureux. Voilà pourquoi je n'ai pu exprimer mes réticences lorsque Candice a lancé cette idée.
Gabriel range soigneusement son appareil ; on repart. L'ascension de l'Annapurna est longue et périlleuse, même pour des alpinistes expérimentés comme nous. À ma droite, Candice paraît souffrir, mais elle ne bronche pas. Depuis le début de l'expédition, elle semble plus déterminée que jamais à atteindre le sommet. Je ne l'ai jamais vue aussi concentrée lors d'une ascension. Elle est la plus réservée de nous quatre. N'allez pas croire qu'elle se laisse marcher dessus. Non, elle a un caractère très fort, mais elle se donne toujours le temps de l'analyse avant de prendre une décision. Bien qu'elle soit l'unique fille de la bande, elle est avec Eudes l'élément sportif fort. Sa petite taille lui permet de naviguer aisément de paroi en paroi.
Pourtant, depuis notre envol pour le Népal, Candice n'a pas un comportement habituel. Qu'elle ait suggéré cette ascension alors que ce rôle est d'ordinaire dévolu à Eudes, cela m'a déjà étonné. D'autant plus qu'elle n'a pas vraiment justifié son choix de l'Annapurna, si loin de tout. Décider d'une telle expédition sur un coup de tête, cela ne lui ressemble pas ! Elle doit se douter que je me pose des questions à son sujet, puisqu'elle vient de me demander pourquoi je la regarde fixement en m'appelant par mon prénom. Je déteste qu'elle m'appelle Marin, elle le sait pertinemment. Un Marin à la montagne, et vous avez une enfance remplie de jeux de mots pourris et de blagues vaseuses. Décidément, cette ascension sera éprouvante jusqu'au dernier mètre.


Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "Plongeurs, pérégrins, braconniers : le tissage de l'imagination et de la recherche documentaire" dispensé par Maylis de Kerangal, titulaire de la Chaire d'écrivain en résidence du Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre d'automne 2020.

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