La Cour René Seydoux

Anonyme

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Hier, je t'ai croisé dans la cour René Seydoux à Sciences Po.
Seul, tu mangeais un sandwich en lisant une copie que tu surlignais en jaune. Tu étais assis sur l'un des deux bancs demi-lune couleur bleu platine. Quand je t'ai aperçu, tu ne m'avais pas encore vue. J'ai prononcé un petit "bon appétit" et tu m'as remerciée sans me regarder. Puis, tu as levé les yeux vers moi et une expression de surprise s'est répandue sur ton visage. Tu n'avais pas reconnu ma voix, alors qu'on s'était téléphoné la veille à propos de l'article que j'allais traduire pour toi. À la fin de cet appel, j'avais dit : "peut-être qu'on se croisera sur le nouveau campus". Et te voilà. Nous voilà.
Mon cœur s'est arrêté jusqu'à ce que tu prononces ces mots : "Ah, salut ! Ça va ?"
Tu avais un bout de sandwich dans le coin gauche de la bouche.
J'ai dit que j'étais bien occupée en ce moment et je t'ai retourné la question. Tu m'as dit que tu allais bien, oui. Tu voulais savoir si la veste que je portais était nouvelle. J'ai touché ma veste orange en daim, comme si j'avais oublié que je la portais et j'ai répondu non, ça faisait à peu près un an que je l'avais.
On s'était regardé quelques secondes en silence. Le ciel bleu se reflétait dans tes yeux. Tu souriais, tu attendais que je te dise quelque chose. J'étais gênée de te croiser à l'impromptu, sans avoir pu me préparer mentalement. Je n'avais rien à te raconter, donc je t'ai dit au revoir et je suis partie pour aller à la bibliothèque. Le cliquetis de mes bottes remplissait l'espace vide de la cour. Je sentais que tu me suivais des yeux pendant que je te quittais.
J'aurais dû te parler de la traduction que j'avais à faire pour toi. J'aurais dû te parler du beau temps qu'il faisait. J'aurais dû te demander comment était ton nouveau bureau au troisième étage du 1 Saint Thomas, ce bureau qui donnait sur la cour où je t'avais croisé. Est-ce que ça te manquait un peu, ton bureau au troisième étage du 28 rue des Saint-Pères, ce bureau où je t'avais rejoint maintes fois ?
J'ai passé plusieurs heures après notre rencontre à revivre notre échange dans ma tête. Je n'arrivais pas à me concentrer sur le travail que j'avais à faire pour mon cours d'écriture. Comment pouvais-je écrire sur maman qui était morte aujourd'hui, ou peut-être hier, je ne sais pas, alors qu'elle ignorait ton existence qui occupait tout mon esprit ? Je ne pouvais pas penser à maman et à toi en même temps.
J'ai attendu jusqu'à 16h10 pour aller te retrouver à ton bureau avec un stylo, mon ordinateur et mon carnet sous le bras. Je suis montée jusqu'au 3ème étage, je suis allée jusqu'au couloir où se trouvait ton nouveau bureau, et je me suis arrêtée avant d'atteindre ton espace. Ta porte était ouverte et la lumière jaune venant de la cour de l'ancien cloître illuminait le couloir devant ton bureau. J'hésitais, je n'avais plus rien à te dire, seul mon cœur parlait, vite et fort. Tu l'avais peut-être entendu ?
Je me suis retournée pour aller me cacher aux toilettes comme une idiote. Je n'avais pas de question concernant ton article, je voulais juste te revoir et discuter avec toi. Est-ce une bonne idée d'aller le voir ? La lumière s'était éteinte pendant que je réfléchissais et il fallait que je lève le bras pour déclencher la lumière automatique. Trois fois, il m'a fallu lever le bras.
Discrètement, j'ai quitté les toilettes du troisième étage et je suis retournée à la bibliothèque.

Ce matin en cours, nous avons fait une excursion pour aller jusqu'à la cour René Seydoux. J'ai fumé une clope - une mauvaise habitude que je reprends quand ça ne va pas - et distraite, je regardais un peu la cour. Je pensais à toi et à cette cour où, peut-être, tu posais ton regard un bref instant depuis ton bureau pour reposer tes yeux après avoir trop lu d'articles politiques. Je me suis assise sur le même banc bleu platine où tu t'asseyais hier. J'ai levé les yeux vers les fenêtres du troisième étage : peut-être que tu me regardais aussi à cet instant là, mais le reflet du soleil sur le verre rendait impossible de voir à travers les fenêtres.
Un peu après midi, j'ai décidé d'aller te voir à ton bureau au troisième étage pour t'inviter à déjeuner. Cette fois, j'allais vraiment le faire : me rendre devant ta porte. J'ai refait le même parcours que j'avais fait la veille. Cette fois, je suis montée avec le livre bleu Ce que je ne veux pas voir de Deborah Levy dans la main, au cas où tu ne serais pas dispo - déso. J'ai atteint l'entrée de ton couloir et j'ai hésité - à moitié cachée.
Deborah Levy a écrit que l'hésitation est une tentative de rejeter le désir.
Je n'ai pas réussi à le rejeter.
Ta porte était ouverte, le soleil tombait sur le couloir à travers ton bureau. Soudain, tu es venu de l'autre bout du couloir et tu es entré dans ton bureau. Je suis restée à l'entrée du couloir, figée et bouche bée. Je ne sais pas si tu m'as vu, mais je ne sais pas comment tu pouvais éviter de me voir – je portais encore la veste excessivement orange et une jupe plus bleue que le livre de Levy, me rendant très visible. Le cœur battant jusque dans la gorge, je me suis retirée entièrement du couloir pour me cacher contre le mur. J'ai serré le livre contre ma poitrine, j'ai fermé les yeux et j'ai attendu quelques secondes que ma tension artérielle baisse.
Je me demandais si j'aimais souffrir. En partie, ça devait être vrai.
Aucune personne saine ne se mettrait dans un tel état pour un homme comme toi.
J'étais convaincue que tu m'avais vue, et qu'il était un peu suspect de ne pas te dire bonjour, de ne pas t'inviter à déjeuner. Après avoir essayé de me ressaisir et d'avoir le courage de te saluer, je me suis dirigée vers toi.
Tu étais un peu choqué de me voir. Tu avais déjà mangé. J'ai demandé si je pouvais regarder la cour depuis ta fenêtre, tu m'as laissé de la place pour le faire. En passant devant ton ordinateur, j'ai vu que tu écoutais "Fous à lier" des Innocents. Puis tu m'as accompagnée jusqu'à la sortie du troisième étage.
– Je ne savais pas si c'était une bonne idée de venir te voir dans ton bureau, ai-je dit, avec la porte de sortie maintenant ouverte. J'ai appuyé sur la porte avec le dos et les mains derrière, et ça a fait un bruit grinçant, accentuant la gêne du moment.
– Sans doute pas, m'as-tu répondu.
On s'est souhaité de bonnes vacances et je suis partie pour aller chercher quelque chose à manger. Je suis repassée par la cour sur laquelle donne ta fenêtre, et tu me regardais, peut-être. Je ne voulais pas manger, je n'avais plus faim, mais j'ai acheté quatre clémentines. Je suis rentrée sur le campus et je suis passée encore par la cour où tu pouvais me voir si tu en avais envie. Je me suis assise sur un banc dans la grande cour de la bibliothèque et je lisais le bouquin bleu de Deborah Levy en mangeant une clémentine moins orange que ma veste.
Puis je t'ai vu sortir d'une des portes à l'autre bout de la grande cour. La tête a tourné vers moi pendant un instant, mais j'ai vite caché mon visage derrière le bouquin bleu. Je portais toujours cette veste ultra orange, par laquelle tu m'avais certainement reconnue. Je t'ai regardé traverser le campus de 1 Saint Thomas pour aller au 13 rue de l'Université, prenant le chemin que nous avions pris dans le cours d'écriture le matin même.
J'ai oublié de respirer en te regardant. Une fois que tu as disparu de mon champ de vision, j'ai pu retrouver un fonctionnement humain à peu près correct. Je me suis pliée en deux sur mes genoux et j'ai fermé les yeux pendant quelques secondes afin de retrouver une tranquillité interne, respirant profondément.
Est-ce que c'était de la peur que je ressentais en te voyant ?
Après avoir mangé une deuxième clémentine, je suis descendue par le grand escalier vers la bibliothèque, où j'ai vu un ami du cours d'écriture. Je lui ai demandé une clope, et je l'ai fumée en pensant à toi mais en parlant avec lui.
Est-ce normal d'être, toujours, après cinq ans, dans un tel état quand je te vois, O. ?


Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "De la lecture vers l'écriture" dispensé par Isabelle Carré au Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre de printemps 2022.

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