Voyage

Marie Gremelle

Marie Gremelle

Le voyage était passé bien plus vite que prévu. 
Éblouie par les rayons du soleil qui illuminaient la grande salle, je n'avais presque pas remarqué l'homme qui semblait se diriger vers moi. 
« Marie-Thérèse Chosson ? » m'interrogea-t-il tout sourire en agitant une pancarte, sur laquelle mon nom de jeune fille était inscrit en lettres capitales. Quelque chose émanait de lui, un air serein qui inspirait une grande confiance. Une peau foncée, deux grands yeux bleus dorés par le soleil : on aurait dit un ange. « Brunel », rectifiais-je. Je ne portais plus le nom de Chosson, hérité de mon père, depuis l'âge de vingt ans. « Bien sûr, s'excusa-t-il aussitôt, votre mari vous attend. » Il continuait de sourire et m'invitait à le suivre. Fébrile, je lui emboîtai le pas et pensai à Paul avec nostalgie. Je ne l'avais pas vu depuis quatre ans. Paul était parti un jour, sans rien dire. Il m'avait laissée seule dans notre grande maison. Les enfants déjà grands, avaient quitté le foyer familial depuis longtemps. Je ne l'avais même pas entendu lorsqu'il avait filé cette nuit de février. Sans un bruit, sans un mot, il avait disparu. « Vous avez fait bon voyage Madame Brunel ? Comment vous sentez-vous ? », demanda l'homme me tirant brusquement de mes songes. Il ouvrit la porte du taxi et me fit signe d'y prendre place. « Comme une vieille ! », lui avouais-je mécaniquement, cette question m'était devenue très familière. Je pénétrai pourtant sans la moindre difficulté dans la voiture. Étrangement, mes genoux étaient aussi souples que des roseaux. « Savez-vous où je vous emmène Madame Brunel ? », demanda l'homme qui s'installait au volant. 
 
-         Vous m'emmenez rejoindre mon mari. Dites-moi jeune homme, pourquoi n'est-il pas venu me chercher ? Où sont-ils tous ?
-         Vous le retrouverez en temps voulu Madame Brunel.
-         Oh je vous en prie, appelez-moi Zette ! »
 
Le paysage défilait à travers les fenêtres mais je distinguai      au loin les sommets du Vercors. Les prés      étaient bien verts. C'était une très belle journée. La tête adossée à la fenêtre, je laissais, rêveuse, les souvenirs envahirent mes pensées. J'avais seize ans, je me revoyais dans ces champs, j'écrivais des poèmes. 
 
Le soleil s'est caché délaissant nos campagnes
Qu'enveloppe déjà le grand manteau du soir
 
... j'oubliais le reste, ma mémoire me faisait décidément défaut. 
 
Je me souvenais regarder mes vaches paître, il faisait aussi beau qu'aujourd'hui. Mais voilà que je m'étais endormie, le soleil me chatouillait de ses rayons. Oh comme j'avais été sotte ce jour-là ! À mon réveil, elles étaient toutes parties ! J'avais fait plusieurs fois le tour des coteaux avant de les retrouver de l'autre côté de la colline. Je ne m'y étais plus laissée prendre par la suite. Jamais plus Morphée ne m'avait ainsi emportée dans ses bras.
 
C'était dans ces mêmes prairies que je me promenais avec Jojo. On osait à peine se prendre la main, c'était une autre époque. On se lisait des poèmes, on foulait les grandes herbes de la Drôme, on cueillait les cerises et on s'asseyait au milieu des champs, cachés dans les friches. On était jeune, on ne savait pas tout ce que cela signifiait, on profitait du soleil dans les collines, on était insouciant. Mais on s'aimait, Georges. 
 
C'est le curé qui m'a annoncé ta mort. Il s'en est beaucoup voulu le pauvre. Il ne savait pas qu'on se connaissait si bien. Je nettoyais les grandes marmites de cuivre qui contenaient assez de ratatouille pour rassasier tous les ouvriers de la maison et cela faisait plusieurs jours que tu n'étais pas venu      nous dire bonjour. Il faisait chaud dehors, l'atmosphère était moite. Les ouvriers discutaient avec mon père dans la cuisine et puis il l'a dit, comme ça, tout simplement. Il y en avait tous les jours des morts. Des habitants des villages avoisinants, parfois des proches. Mais aujourd'hui c'était toi. « On l'a retrouvé dans un fossé le petit Recoura, il a été fusillé par les allemands ». Un fait divers. 
 
C'était un 25 août 1944, tu avais dix-neuf ans. Tu n'étais pas résistant, juste un garçon de ton âge. Ils avaient dû te torturer mais la seule vérité à confesser c'est l'intrépidité qu'on a à cette période de la vie. Ton père était pétainiste, un peu trop sévère et froid. Les Recoura étaient revenus manger quelques fois avant la mort de maman et puis le train train a repris.
Les champs défilaient à travers la fenêtre. Des jeunes gens récoltaient les fruits de la saison. Un garçon ressemblait à Emil. Les mêmes cheveux blond doré. La guerre l'avait transformé, il ne parlait pas très bien français. Ils avaient été quatre en tout à venir travailler à la ferme après la guerre. Des Allemands. Ils couchaient sous les combles. Parfaitement intégrés à la famille, c'était une grande maison. Vivante. Il passait toujours du monde et seule la nuit nous rendait au silence. 
 
J'avais cru revoir Emil un jour lors d'un voyage à Nancy. C'était la première fois que je partais de la maison avec les jeunesses agricoles chrétiennes. Paul était là évidemment. Il était toujours très entreprenant, très responsable. Oh, mais je ne m'intéressais guère à lui. Pourtant toutes les filles lui trouvaient du charme. On a construit quelque chose ensemble. On a repris la ferme. On offrait volontiers des melons aux clients qui se plaignaient de ceux qu'ils avaient achetés,      on ramassait les pommes, on en faisait du jus. Et puis je me suis retrouvée seule dans cette grande maison. 
 
Quatre cents ans partis en fumée. Les parchemins de l'achat des coteaux en face de la ferme étaient accrochés dans la salle à manger, ils dataient de 1786. Il était inscrit que les Charrin, nos ancêtres, les avaient achetés. Malgré tout, la maison de famille a été abandonnée à des étrangers. Ils ont clôturé l'entrée, détruit l'atelier de mon père, rasé la cabane en bois qu'il avait faite pour ses petits-enfants. Détruit la chambre où couchaient les Allemands. Détruit la porte d'entrée qui avait 300 ans. Un portail en fer forgé trônait désormais à l'entrée de la cour et condamnait pour toujours le chemin qui accueillait autrefois voyageur, étranger ou paysan. Qu'avais-je donc bien pu rater pour laisser quatre cents ans d'histoire familiale partir en fumée ? 
 
C'était ma maison, celle de mes parents, mes ancêtres, mes enfants. 
 
Je m'étais finalement retrouvée seule, à attendre dans la chambre 17, aux murs bleus délavés, à l'odeur âcre. J'aurais préféré mourir en même temps qu'elle. « Vous savez, Madame Brunel, dit soudain l'homme, brisant le silence et le fil de mes pensées, dans la vie on fait comme on peut, pas souvent comme on veut, mais ce n'est pas ça qui compte ». Le taxi s'arrêta soudain, laissant passer un groupe de jeunes adultes et ce qui devait être leurs enfants. 
 
Les vers de mon poème me revenaient soudain. 
 
Le soleil s'est caché délaissant nos campagnes
Qu'enveloppe déjà le grand manteau du soir
L'ombre qui s'épaissit s'étend sur la montagne 
Le rossignol au loin lance son chant d'espoir 
 
La brume a entouré les arbres de la plaine 
Les étoiles une à une s'allument au firmament 
Les oiseaux batailleurs ont regagné les chênes 
Les cigales joyeuses ont suspendu leur chant 
 
C'est l'instant solennel d'un jour qui agonise 
En nous enveloppant dans un calme divin
Moment plus délicieux où mon âme se grise
En un rêve d'amour et de bonheur sans fin[1]. 
 
Le taxi s'était arrêté. L'ange me regardait avec un grand sourire. J'étais prête à sortir. Je comprenais maintenant. Je le remerciai pour ce joli voyage et sortis doucement de la voiture. J'étais légère. Ils étaient tous là à m'accueillir, Paul, Jojo, Emil, mon frère, Miche, mes parents. Je me joignais à eux dans un bonheur indicible.
 
[1] Poème de Marie-Thérèse Brunel, ma grand-mère, retrouvé aux Combes, notre maison de famille.

Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "De la lecture vers l'écriture" dispensé par Isabelle Carré au Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre de printemps 2022.

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