Se fondre

Stéphane Ledoux

Stéphane Ledoux

C’est une pièce carrée sans moulures, qui m’interdit de voir la nuit.  
 
Face à moi, une fenêtre à petits carreaux.
 
À droite, sous la fenêtre, une plinthe humide, zébrée de moisissures. Les traces d’un dessin, d’une bande de toile de Jouy.
 
À l’angle gauche, une moquette sale et vieille.  Quand j’entreprends de l’arracher, elle crache confusément les restes d’une colle épaisse, à moitié sèche. Sous ses pans arrachés, le sol est dur, rayé de part en part. Il est criblé de zones d’impact sphériques, petits cratères grège qui s’agglutinent en grappe, recoupant ici et là les dalles veineuses.
 
Je me glisse sous la moquette, la tête posée à l’angle gauche. J’en lèche le coin le plus sale ; les poils âcres se détrempent sous ma langue, et les agrafes rouillées me griffent la nuque.
 
Il n’y a rien d’autre dans la pièce. Il n’y a que moi, et mes mains inconnues. Ma peau brune et mouchetée. Elle est déshydratée entre les doigts, et reste en place quand je la pince, autour des petits osselets du carpe. Dans le haut du corps, elle est comme flasque et tremblotante, vaguement pendue à l’humérus. Je flanque le sol de tout mon derme. Un fragment écaillé de peinture s’apprête à tomber du plafond : je garde la bouche ouverte.
 
Mes cheveux sentent l’amande, ou la bergamote, les murs le tabac froid. J’ai froid, dans le creux des oreilles, au niveau des chevilles, et dans le fond des yeux. J’ai chaud aux paumes, aux cuisses et aux aisselles. J’ai mal, à peu près partout.
 
Petite, je jouais dans la carrière de gypse. Mes parents me parlaient de matériaux inertes, et puis des métaux lourds, et puis du poids des choses. J’aimerais qu’on me parle du poids des corps. J’aimerais qu’on me dise si, moi aussi, je deviendrai miscible, dans l’air ou bien dans l’eau. Si je pourrai me fondre, à l’occasion, dans ce sol dur, dans la moquette ou sous le plafond. J’aimerais que quelqu’un frappe à la porte, qu’il me trouve là, et là, dissoute et dispersée. J’aurai aspiré tout le vide, l’odeur du tabac froid. J’aurai mangé toute la colle, vomi les poils de la moquette.
 
Alors je me lève, et me jette brutalement contre le mur d’en face.
 
C’est une pièce carrée sans moulures, qui me permet de voir le jour.

Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "Ecrire le détail et la périphérie, le particulier et l’universel" dispensé par Nathacha Appanah, titulaire de la Chaire d'écrivain en résidence du Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po, au semestre d'automne 2022.

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