Jérôme

Violette DELAFARGUE

Violette DELAFARGUE

      A partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme. A partir du mois de septembre, fin de son télétravail forcé, j’ai passé mes journées à attendre le bruit de ses clefs tournant dans la serrure de notre porte. Il s’appelait Jérôme. Rencontré un après-midi de février 2020, il avait instantanément jeté son dévolu sur moi ; un regard avait suffi. Et comme Jérôme a toujours eu tout ce qu’il voulait dans la vie, il m’a eue. Moi, je n’ai pas vraiment eu mon mot à dire, mais je me suis laissée faire : c’est si agréable de se sentir aimée. 


      Les premiers jours furent timides : Jérôme osait à peine me toucher, comme un jeune papa qui se retrouve en tête-à-tête avec son nourrisson. Mais très vite, le confinement est arrivé, et a effacé avec lui toute retenue. Je crois que ma vie n’existait pas vraiment avant qu’il ne l’intègre. Que je n’existais pas tout court en fait, que mon existence n’était que désœuvrement, qu’il n’y avait ni but ni sens caché derrière. Et lui, il a mis de l’ordre dans tout ce chaos, il m’a fait découvrir ce que c’était que l’amour, la passion, l’attache. Et puis le manque surtout. 


      J’adorais nos nuits. Ce que je préférais, c’est, lorsqu’il partait se coucher avant moi, d’attendre qu’il s’endorme. Puis je me faufilais dans la chambre sans un bruit, en poussant doucement la porte. Je grimpais sur le lit et me glissais sous la couette par le bas, au niveau de ses pieds. Je remontais ensuite tout doucement, en me cramponnant au drap, tout son corps, jusqu’à atteindre son ventre. Arrivée ici, je posais ma tête sur cet océan de douceur, et, bercée par les va-et-vient de sa respiration, je laissais le marchand de sable venir. Souvent, dans un demi-sommeil, sa main venait se poser contre mon dos dans un geste protecteur, et nous dormions ainsi jusqu’à l’aube.


      Mais les matins en devenaient encore plus douloureux. Lorsque son réveil sonnait, c’était mon cœur qui s’éteignait. Jérôme quittait mon étreinte sans aucune compassion pour mon malheur, préparait son petit-déjeuner, puis le mien – jamais le même, et le sien avait toujours l’air meilleur -, puis il s’asseyait devant son ordinateur pour travailler. Alors, pour me donner une consistance, je m’arrangeais pour apparaitre sur son écran lorsqu’il était en réunion. Je faisais des allers-retours intempestifs dans le salon, ou bien je venais lui faire un câlin plein d’ostentation devant la caméra. Je voulais que ses collègues me voient, je voulais qu’ils sachent que j’existe. 


      Alors la fin du télétravail m’a brisée. Il se levait toujours de la même façon, avec le même réveil assassin, mais réglé encore plus tôt, décidé à me voler quelques précieuses secondes du bonheur de la nuit. Il m’embrassait au front, puis partait en claquant la porte derrière lui. Je passais mes journées à l’attendre. 


      Les retrouvailles étaient magnifiques. Il ne refusait jamais mes gestes de tendresse. Mais il n’a jamais accepté mes pulsions animales. Jérôme ne comprenait pas. Mordre est un geste d’affection chez moi : je t’aime, je te mors. Mais lui criait dès que mes dents se posaient contre sa peau, et il n’a jamais été aussi violent que lorsque mes gestes d’amour dépassaient son cadre préétabli du « permis / pas permis ». 


      Un jour, il est rentré avec une fille. J’ai poussé des cris déchirants toute la nuit à la porte de la chambre. Mais Jérôme ne les a pas écoutés. Le lendemain matin au petit-déjeuner, il m’a présentée à elle et n’avait même pas honte. Elle a dit que j’étais très belle, m’a prise dans ses bras, m’a posée sur ses genoux, et lentement, a commencé à me caresser. Mon poil a toujours été très soyeux. 



Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "De la lecture vers l'écriture" dispensé par Isabelle Carré au Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre de printemps 2022.

Ici, on lit et on écrit des histoires courtes

Choisissez votre lecture
0