Les géraniums

Lilou Margueron

Lilou Margueron

L'abbaye est déserte. Il y a ce calme ici, presque effrayant, qui colore le cloître d'atemporel, celui qui vit d'oiseaux, d'un coulissement de vent, d'herbes froissées. Dans le potager, quelques pousses de salade, de la menthe, des chardons. Il fait un peu froid, et les murs de pierre contemplent, en silence, le passant solitaire. C'est un silence lourd qui sillonne les allées. Ce n'est pas un silence triste, non, pas un silence pesant, comme celui des funérailles. C'est celui qui apporte avec lui le poids des années, le savoir sans bout. Celui que, dans une quête infinie, certains ont cherché, avant d'être rattrapés par la mort.
Il pousse la porte bleu délavé ; un bouquet de mauves déborde du vieux puits, couvert d'une latte de bois envahie par la mousse. Sur la pierre froide et verte, quelques taches couleur liège s'épanouissent. Ces fleurs, ça lui rappelle sa maison, à Veules-les-Roses. La maison de celui qui est devenu son père.
Le soleil se voile d'ombres.
Ça y est, il entre. Les archives l'observent ; et c'est un peu comme un jugement, terrible, écrasant. Toute une vie pour en arriver là. Des années ont coulé sous le pont, mais il y a toujours ce nœud au fond de lui, bloqué, problème non résolu. Il entre, ici, là où il a toujours voulu être —sans vraiment le savoir. Il voudrait hurler, sans bruit. Il ne comprend pas. Ici, dans le froid, c'est la peur qui frappe. Celle de se retrouver face au vide, blanc de tout. Dans le silence des archives, et le brutal retour au passé, c'est soi-même que l'on regarde, droit dans les yeux.
En une seconde fulgurante, revenir à l'instant qui a fait de lui qui il est. Lui, l'enfant qui courait dans les flaques, larmes de boue sur les joues. Devenu un homme, un grand. Pas un adulte, non, on ne le devient jamais vraiment. Sur le terrain vague, un sourire, une balançoire. Il repense à son père. Dix-neuf ans, quel homme il croyait devenir. Quel homme il aurait voulu être. Retour en arrière, violent ; et il se dit qu'il voudrait s'en emparer, du monde, l'enfermer dans une boule de cristal, comme ces boules de Noël que l'on secoue, de la magie au fond des yeux, pour en faire des flocons rieurs. Il voudrait le figer sous une neige éternelle, son monde, pour ne plus rien ressentir, ne plus rien espérer. Pour le garder un peu plus longtemps, celui qui est parti trop vite.
 
Il a neuf ans. Il est bon à l'école, excellent même, comme l'écriront sa maîtresse et ses professeurs, sur sa feuille au stylo rouge : « TB ». Il a toujours aimé lire. Le monde ne le comprend pas, et lui, à vrai dire, il ne comprend pas le monde. Alors, seul demeure le papier blanc, ses lettres régulières, rassurantes. Comme une berceuse. Il n'a pas de souvenir d'avant son arrivée au foyer, à ses six ans. Le passé d'autres que lui, de ces personnages fabuleux qui peuplent les romans, devient le sien. Parce qu'un jour, il l'espère, on viendra lui dire qu'il peut partir, qu'il recevra une lettre, et qu'on lui prédira une destinée extraordinaire. En attendant, l'hiver s'infiltre dans les murs du foyer de l'enfance, et lui, il s'accroche au stylo, comme à une allumette illusoire.
Il a onze ans. Il commence à écrire. A sourire, aussi. C'est sûrement grâce à lui ; cet homme un peu bourru, avec son long manteau gris, son gros rire, et sa barbe qui pique les joues quand on l'embrasse. Oui, c'est grâce à cet homme-là. Il commence à découvrir, dans la vie, de la joie. Celui qui arrive, un matin d'été, et décide d'être son père. Quelques jours d'essai, ils apprennent à se connaître, doucement, avec cette délicatesse qui surgit quand on ne l'attend pas. C'est difficile, mais ils s'amusent, et d'un coup, la solitude n'est plus. C'est agréable cette sensation. Alors, un mois plus tard, il part vivre avec lui, dans la maison aux géraniums de Veules-les Roses. A onze ans, enfin, il y a ce père. Après cinq ans assis face au mur, à lire, il y a ce père qui arrive, comme surgi de nulle part. Comme un miracle. Chaque dimanche quand il fait beau, ils vont au lac de Caniel pour pêcher. Ils pique-niquent, jouent au Mölkky, et parfois, même, font griller quelques côtelettes sur les barbecues de la berge. Il a l'air un peu étrange, cet homme-là, un peu excentrique, mais derrière ses lunettes épaisses et ses cheveux grisonnants, il le sait. Il n'y a qu'un homme seul, qui attendait, lui aussi, la chance d'être père.

Ce texte a été rédigé dans le cadre de la première résidence d'écriture du Centre d'écriture et de rhétorique, qui s'est tenue à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine en mai 2022, grâce au soutien de la Fondation Simone et Cino Del Duca.

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