Intérieur jour rideaux aveugles

Camille Gaumont

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Camille Gaumont

Intérieur jour. Une pièce. Les murs sont gris. Une grande fenêtre par laquelle passe une vive lumière, deux lourds rideaux qui la rendent aveugle. Un homme. Allongé sur un matelas. Son réveil n'a pas encore sonné, mais il est déjà réveillé. Immobile, raide comme le tronc d'un arbre, il attend. Nul ne sait ce qu'il attend. Le sait-il lui-même ? il n'attend pas que le réveil sonne, non. Si telle était l'issue de son attente, elle serait bien trop simple. Son attente vient de plus loin. Elle remonte il y a plus longtemps, et se prolongera sûrement de longues mesures de temps après que son réveil ait sonné. Il compte en mesures de temps, parce qu'il l'a perdue, la notion, du temps. Il ne sait plus bien ce à quoi correspondent une heure, une minute, une seconde. Ce qui est pratique avec les mesures, c'est qu'elles durent le temps qu'on veut. Evidemment, la sonnerie du réveil le dérange dans son attente. Alors il se lève, recouvre sa peau sèche d'un pull gris en laine qui gratte et d'un pantalon en velours râpeux. La laine qui gratte et le velours râpeux ne font pas bon ménage avec l'aridité de sa peau. Mais il a fini par s'y habituer. Dès qu'il est habillé, il se met à marcher. Il fait de grandes enjambées, un peu saccadées. Gauche, droite, gauche, droite. Surtout se concentrer. Ne pas faire un pas plus long que l'autre, ou toute la mécanique serait foutue. Il aime ça. Marcher. Il se sent vivant. Ses muscles se réchauffent, son sang circule, il court dans les veines et les artères. C'est bien. Il faut continuer comme ça. Ne pas arrêter le ballet. Premier acte : vérifier que le frigo fonctionne bien. Ouvrir la porte, voir les légumes frais empêchés de mûrir, refermer la porte. Avec toujours cette petite frustration de ne pas arriver à voir la lumière s'éteindre avant que la porte ne soit complètement fermée. Deuxième acte : ouvrir le robinet du lavabo pour vérifier que l'eau coule. Oui, elle est là, elle jaillit si vite qu'elle est blanche. Troisième acte : s'assurer que 
les lourds rideaux sont bien fermés. Il les a scotchés au mur pour réduire le risque d'ouverture. Le scotch épais tient en place, il n'y a qu'un grain de poussière qui pourrait se faufiler. Dernier acte, celui qui fait le plus peur : s'approcher de la porte d'entrée. Coller son œil au judas et vérifier qu'il n'y a personne dans le couloir ou, pire, devant la porte. Le faire le plus rapidement possible pour éviter l'éventualité où une personne de l'autre côté de la porte verrait un œil surgir au milieu du petit rond de verre. Le couloir est vide, rien à signaler. C'est bon. Il faut souffler, maintenant. S'adonner à la lecture quotidienne. Du dernier bac du frigo, celui qui est tout en bas, il sort sa pile de journaux. Il les a toujours lus en ordre décroissant. Celui du 17 octobre 2021, celui du 22 mars 2017, celui du 2 novembre 2005, celui du 8 août 1998, celui du 30 septembre 1971. Les titres restent identiques à hier, les faits sont là, immobiles. Il connaît les personnages par cœur, de celui qui fait la couverture à ceux qui figurent dans la rubrique nécrologique. Il pourrait réécrire chaque colonne de chaque page. Et pourtant, tous les jours, il prend un plaisir fou à redécouvrir comme si c'était la première fois, à se bercer des mots qu'il connaît et des événements qu'il a vécus. Depuis qu'il met les nouvelles au frigo, elles ne mûrissent plus. Il est rassuré sur l'état du monde d'avant. Mais son ventre le rappelle à – comment dire ?
la réalité. Il doit manger. Encore ce stupide instinct de survie. Il décide de se faire un bol de céréales. Toujours verser les céréales en premier. Le lait ensuite, qui vient mouiller les céréales en faisant un petit bruit humide. La cuillère, enfin, qui tinte contre le bol en porcelaine. Il commence à manger ses céréales qui trempent dans son bol de lait. Mais rapidement, le bruit de la cuillère le dérange, et puis il a faim, il doit dévorer. Alors il renverse la tête en arrière et engloutit les céréales qui ont commencé à fusionner avec le lait. Mais, trop pressé qu'il est, il manque d'avaler de travers. Alors il pose le bol de porcelaine sur le sol et se met à plat ventre à côté. Il lape les céréales et le lait qui forment désormais une masse pâteuse et gluante. Ses dents se cognent contre le bol blanc de la porcelaine : c'est bon, il a terminé. Il est rassasié. C'étaient de bonnes céréales et un bon bol de lait. Il aurait aimé se souvenir du goût de celui de sa mère, pour pouvoir comparer. Juste à titre indicatif. Un grésillement désagréable l'extrait de ses réminiscences maternelles. Le bruit est sec, exigeant. Il s'arrête pendant un long moment, puis reprend. Cette fois, il est encore plus vindicatif. Apeuré, il marche à très grandes enjambées jusque dans les moindres recoins de son appartement pour voir d'où vient le grésillement. Plus il s'approche de la porte, plus le bruit lui vrille les oreilles. C'est comme si

C'est comme si on sonnait à la porte.

C'est comme si quelqu'un sonnait à la porte. Il voudrait regarder par le petit œil de verre, mais la porte est secouée maintenant, elle est prise de soubresauts comme si on la frappait. Il ressent chaque coup au sein de son propre corps. Il a l'impression que quelqu'un s'acharne sur sa cage thoracique. Il se roule en boule, mais les coups continuent. Des cris se sont joints aux coups. Il voudrait pleurer. Mais il ne peut pas. Il voudrait hurler lui aussi. Mais il ne peut pas. Il doit faire cesser les coups. Et pour cela, il doit ouvrir la porte.
Dans un ultime élan, il saisit la poignée et tire la porte à lui. En face se tient une petite femme. Elle lui dit d'un grand sourire des mots qu'il ne comprend plus. Elle s'approche de lui, lui tend quelque chose. Effrayé, il recule. Il voudrait qu'elle s'en aille, il voudrait le lui dire. Mais sa bouche ne peut plus former de mots. Il voudrait crier allez-vous-en-vous-me-faites-peur. Il ne peut que babiller aga-ga-ga-aga-ga-ga-aga-ga-ga-aga.

Ici, on lit et on écrit des histoires courtes

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