Fiction
4 min
Trente minutes pour retrouver le temps perdu
Suzanne Assrir
« On va pouvoir y aller. »
L'homme en blouse blanche se place derrière elle et pousse son fauteuil.
Cela fait un moment qu'elle ne marche plus, que son corps est veule et mourant. Cela fait un moment que, comme revenu à son premier âge, elle ne se déplace plus seule, ne mange plus seule, ne se lave plus seule. Cela fait un moment que, comme on dit dans les administrations, elle est touchée par la « perte d'autonomie », qu'elle est comme un enfant. Bientôt elle quittera la vie aussi brutalement qu'elle l'a pénétrée. Elle partira sans même s'en rendre compte, d'un coup, elle ne sera plus là, ravie au monde aussi vite qu'on l'y a jetée. Cela ne l'inquiète pas, elle s'y est résolue depuis plusieurs années. Elle sait qu'elle a fini de vivre et qu'elle n'a plus rien à gagner, plus vraiment rien à perdre non plus. Pourtant, il y a une dernière chose qu'elle devait s'offrir. Alors elle a investi ses dernières économies dans la recherche du temps échappé.
L'homme la mène jusqu'à une salle immaculée. Les murs sont blancs, le sol est blanc, le plafond est blanc. Cela ressemble à des limbes, à un néant, à l'antichambre de la fin. Il n'y a rien qu'une petite table au centre, devant laquelle il arrête son fauteuil.
« Vous avez trente minutes. », puis il tourne les talons.
Sur la table, tout à gauche, il y a une minuscule part de gâteau. Elle l'avale en une seule bouchée.
Le goût est familier. Il y a trop de sucre et on sent l'acidité de la levure chimique qu'on a mal dosée. L'intérieur est un peu coulant, il n'a pas été suffisamment cuit, il y a des grumeaux, la pâte n'a pas été bien mélangée.
Elle entend résonner la voix de sa maman qui lui dit que ce gâteau est bien meilleur que ceux qu'elle fait, qui lui demande comment elle a réussi ce tour de force, qui lui confie que ce n'est pas raisonnable mais qu'elle ne peut pas se retenir d'en manger un autre morceau.
Son cœur se gonfle de fierté : celle d'une enfant qui pour la première fois a fait quelque chose de ses mains. Elle est comme les grands, elle est libre, elle réalise que l'avenir lui appartient et que c'est elle qui le pétrira de ses mains. Elle se sent presque déjà adulte et elle rêve à tout ce qu'elle entreprendra plus tard.
Devant elle s'étendent des horizons immenses et immaculés. Elle trépigne de les parcourir, elle voudrait que le temps s'accélère.
À côté du gâteau il y a un mouchoir en soie. Elle l'approche de son nez et inspire profondément.
L'odeur est familière même si elle serait incapable de la définir précisément. Elle sent l'herbe tout juste coupée, le vent léger et doux, les rayons timides du soleil après l'hiver.
Dans sa tête il y a la quiétude des premiers jours de printemps, sous ses fesses le bois des bancs du parc Felix Desruelles, sur ses lèvres le goût des clopes fumées jusqu'à l'écœurement pour mieux supporter les longues heures passées à relire les fiches de droit public. Il y a aussi le goût des lèvres de ceux qu'elle embrasse ici entre deux cours, parce qu'elle leur plaît, parce qu'il fait beau, parce qu'il faut bien passer le temps. Et puis il y a les soirées au Basile, l'amertume du houblon sur la langue, la fraîcheur du verre humide entre les mains, la tête qui tourne légèrement, les paroles qui fusent et s'entrechoquent, le fébrile sentiment de puissance.
À cette époque l'existence est ambivalente. Il y a un désir brûlant de goûter à la vie et il y a tapie juste derrière la crainte de faire les mauvais choix qui tord le ventre et qui agite parfois les nuits. Elle se cherche et elle est terrorisée à l'idée de ne pas se trouver, ou bien pire encore, de ne rien trouver.
Elle se dit que ces années sont charnières, qu'elle peut tout réussir ou tout gâcher, qu'il y a quelque chose à saisir et qu'à tout moment elle peut le laisser partir, que le « trop tard » sera bientôt là. Plus que jamais, elle doit travailler pour bâtir l'avenir, mais plus que jamais, elle doit aussi vivre furieusement, ne pas laisser le temps partir, ne pas se retourner un jour sur ces années et regretter.
Elle se sent paralysée par ces deux impératifs, chaque seconde est un défi galvanisant et douloureux. Elle voudrait arrêter le temps.
Il ne reste qu'une chose, tout à droite de la table, c'est une paire d'écouteurs. Elle les met dans ses oreilles.
Dans un premier temps, elle croit ne rien entendre.
Mais elle comprend que ce n'est pas rien et qu'au contraire c'est tout : car c'est le son pur du silence, de quelque chose de neuf qui n'a pas encore vécu et qui n'a pas encore été abimé. Peu à peu elle entend le vent caresser les feuilles des arbres, un rossignol qui chante et les autres qui lui répondent, dans les rues encore endormies les cafetiers qui font tinter les tasses et qui préparent les terrasses à un nouveau jour.
Ce qu'elle entend pour la première fois, c'est la mélodie mille fois jouée du monde qui se réveille chaque matin sans jamais promettre qu'il se lèvera demain aussi : c'est tous les matins du monde.
Ce qu'elle entend pour la première fois, c'est le miracle pourtant quotidien d'une journée qui nait, l'espoir d'un renouveau, la surprise perpétuelle de la vie qui recommence.
Une larme coule, car elle aurait voulu que le temps s'étire à l'infini pour savoir enfin l'apprécier.
La porte s'ouvre.
« Votre temps est écoulé, madame. »
Elle sourit tristement.
« Je sais. »
L'homme en blouse blanche se place derrière elle et pousse son fauteuil.
Cela fait un moment qu'elle ne marche plus, que son corps est veule et mourant. Cela fait un moment que, comme revenu à son premier âge, elle ne se déplace plus seule, ne mange plus seule, ne se lave plus seule. Cela fait un moment que, comme on dit dans les administrations, elle est touchée par la « perte d'autonomie », qu'elle est comme un enfant. Bientôt elle quittera la vie aussi brutalement qu'elle l'a pénétrée. Elle partira sans même s'en rendre compte, d'un coup, elle ne sera plus là, ravie au monde aussi vite qu'on l'y a jetée. Cela ne l'inquiète pas, elle s'y est résolue depuis plusieurs années. Elle sait qu'elle a fini de vivre et qu'elle n'a plus rien à gagner, plus vraiment rien à perdre non plus. Pourtant, il y a une dernière chose qu'elle devait s'offrir. Alors elle a investi ses dernières économies dans la recherche du temps échappé.
L'homme la mène jusqu'à une salle immaculée. Les murs sont blancs, le sol est blanc, le plafond est blanc. Cela ressemble à des limbes, à un néant, à l'antichambre de la fin. Il n'y a rien qu'une petite table au centre, devant laquelle il arrête son fauteuil.
« Vous avez trente minutes. », puis il tourne les talons.
Sur la table, tout à gauche, il y a une minuscule part de gâteau. Elle l'avale en une seule bouchée.
Le goût est familier. Il y a trop de sucre et on sent l'acidité de la levure chimique qu'on a mal dosée. L'intérieur est un peu coulant, il n'a pas été suffisamment cuit, il y a des grumeaux, la pâte n'a pas été bien mélangée.
Elle entend résonner la voix de sa maman qui lui dit que ce gâteau est bien meilleur que ceux qu'elle fait, qui lui demande comment elle a réussi ce tour de force, qui lui confie que ce n'est pas raisonnable mais qu'elle ne peut pas se retenir d'en manger un autre morceau.
Son cœur se gonfle de fierté : celle d'une enfant qui pour la première fois a fait quelque chose de ses mains. Elle est comme les grands, elle est libre, elle réalise que l'avenir lui appartient et que c'est elle qui le pétrira de ses mains. Elle se sent presque déjà adulte et elle rêve à tout ce qu'elle entreprendra plus tard.
Devant elle s'étendent des horizons immenses et immaculés. Elle trépigne de les parcourir, elle voudrait que le temps s'accélère.
À côté du gâteau il y a un mouchoir en soie. Elle l'approche de son nez et inspire profondément.
L'odeur est familière même si elle serait incapable de la définir précisément. Elle sent l'herbe tout juste coupée, le vent léger et doux, les rayons timides du soleil après l'hiver.
Dans sa tête il y a la quiétude des premiers jours de printemps, sous ses fesses le bois des bancs du parc Felix Desruelles, sur ses lèvres le goût des clopes fumées jusqu'à l'écœurement pour mieux supporter les longues heures passées à relire les fiches de droit public. Il y a aussi le goût des lèvres de ceux qu'elle embrasse ici entre deux cours, parce qu'elle leur plaît, parce qu'il fait beau, parce qu'il faut bien passer le temps. Et puis il y a les soirées au Basile, l'amertume du houblon sur la langue, la fraîcheur du verre humide entre les mains, la tête qui tourne légèrement, les paroles qui fusent et s'entrechoquent, le fébrile sentiment de puissance.
À cette époque l'existence est ambivalente. Il y a un désir brûlant de goûter à la vie et il y a tapie juste derrière la crainte de faire les mauvais choix qui tord le ventre et qui agite parfois les nuits. Elle se cherche et elle est terrorisée à l'idée de ne pas se trouver, ou bien pire encore, de ne rien trouver.
Elle se dit que ces années sont charnières, qu'elle peut tout réussir ou tout gâcher, qu'il y a quelque chose à saisir et qu'à tout moment elle peut le laisser partir, que le « trop tard » sera bientôt là. Plus que jamais, elle doit travailler pour bâtir l'avenir, mais plus que jamais, elle doit aussi vivre furieusement, ne pas laisser le temps partir, ne pas se retourner un jour sur ces années et regretter.
Elle se sent paralysée par ces deux impératifs, chaque seconde est un défi galvanisant et douloureux. Elle voudrait arrêter le temps.
Il ne reste qu'une chose, tout à droite de la table, c'est une paire d'écouteurs. Elle les met dans ses oreilles.
Dans un premier temps, elle croit ne rien entendre.
Mais elle comprend que ce n'est pas rien et qu'au contraire c'est tout : car c'est le son pur du silence, de quelque chose de neuf qui n'a pas encore vécu et qui n'a pas encore été abimé. Peu à peu elle entend le vent caresser les feuilles des arbres, un rossignol qui chante et les autres qui lui répondent, dans les rues encore endormies les cafetiers qui font tinter les tasses et qui préparent les terrasses à un nouveau jour.
Ce qu'elle entend pour la première fois, c'est la mélodie mille fois jouée du monde qui se réveille chaque matin sans jamais promettre qu'il se lèvera demain aussi : c'est tous les matins du monde.
Ce qu'elle entend pour la première fois, c'est le miracle pourtant quotidien d'une journée qui nait, l'espoir d'un renouveau, la surprise perpétuelle de la vie qui recommence.
Une larme coule, car elle aurait voulu que le temps s'étire à l'infini pour savoir enfin l'apprécier.
La porte s'ouvre.
« Votre temps est écoulé, madame. »
Elle sourit tristement.
« Je sais. »
Ici, on lit et on écrit des histoires courtes
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