Essai
4 min
Sur le risque d’un apartheid des nuages
Alexej Iwanowitsch
L’ensemencement des nuages est une manipulation de la météo qui se fait couramment dans plusieurs pays, afin d’éviter la pluie pendant des évènements importants comme les Jeux Olympiques en Chine [1], des parades militaires [2], ou encore pour soutenir l’agriculture pendant des périodes de sècheresse [3]. Bien que cela semble être une pratique louable, dans un contexte où les sècheresses et d’autres phénomènes météorologiques sont aggravés par le changement climatique, il existe une série de risques associée avec la manipulation de la météo.
Premièrement, la technique utilisée pour ensemencer les nuages - l’injection d‘iodure d'argent dans ces derniers - comporte un danger [4]. En effet, l‘iodure d'argent est classifié comme une substance toxique par l'agence de protection de l’environnement des États-Unis [5]. Même si ses partisans affirment qu'il y a peu de preuves qu'il affecte la santé humaine, les risques écologiques et sanitaires ne sont toujours pas bien compris actuellement [6].
Deuxièmement, cette pratique ne s'attaque qu'aux symptômes du problème. Elle ne contribue en rien à modifier les pratiques néfastes qui aggravent la crise climatique. Pire encore, elle tend à donner de faux espoirs, en donnant des solutions technologiques à ce problème social. Ces faux espoirs pourraient détourner l'attention de l'action urgente nécessaire pour lutter réellement contre le changement climatique : modifier nos modes de production, de distribution et de consommation.
Troisièmement, dans le pire des scénarios, nous pouvons imaginer un monde où les approches de géo-ingénierie telles que l'ensemencement des nuages contribuent à un système « d’apartheid climatique ». Le terme a été introduit par l'ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme, Philip Alston, en 2019. Il a mis en garde contre un monde "où les riches paient pour échapper à la surchauffe, à la faim et aux conflits tandis que le reste du monde est laissé à l'abandon" [7]. Dans le cas de la manipulation des nuages, on pourrait même parler du risque d'un "apartheid des nuages", un monde dans lequel les riches ont les moyens de faire pleuvoir là où cela contribue le plus à leurs intérêts, laissant les plus démunis mourir dans la sécheresse et la misère.
Cette technologie n’est pas peu coûteuse. Il y a deux décennies, les coûts pour faire pleuvoir étaient estimés à 500 000 dollars pour ensemencer une zone de 10 millions d'acres aux États-Unis, soit cinq cents dollars par acre [8]. En 2019, le coût a été estimé à 0,40 dollar par acre [9]. Bien que la technologie soit considérée comme moins coûteuse que, par exemple, le dessalement de l'eau pour remédier à la pénurie d'eau [10], il y aura toujours des acteurs disposant de ressources importantes en mesure d'utiliser la technologie à leur avantage. C’est pour cette raison qu’une réglementation est nécessaire, afin de réduire les chances d’une telle discrimination.
Ce sont des poids lourds comme la Chine [11] et les Émirats arabes unis [12] qui mènent aujourd'hui la danse avec des investissements de plusieurs millions de dollars et des expérimentations à grande échelle, même s'ils ne sont pas les seuls. Il est peu probable qu'ils partagent publiquement les résultats de leurs recherches et s'engagent à mettre en place des réglementations garantissant que l'ensemencement des nuages ne soit pas utilisé au détriment de régions ou d'acteurs moins bien dotés en ressources.
Étant donné les dangers inconnus de cette technologie et le fait qu'elle traite les symptômes sans traiter les causes, tout en favorisant les acteurs disposant de plus de ressources, nous devrions appliquer une « heuristique de la peur » concernant l'utilisation de cette technologie. Le concept a été introduit par le philosophe Hans Jonas et a fait son chemin sous la forme du "principe de précaution" dans les politiques environnementales et sanitaires du monde entier.
En conclusion, l’ensemencement des nuages est une pratique dangereuse qui risque d'affecter la santé de personnes innocentes, de détourner l'attention de réels problèmes politiques, et d'aggraver les fractures sociales et les inégalités qui existent déjà dans notre société. Pour éviter cela, nous devrions nous laisser guider par le principe de précaution. En attendant, il ne reste plus qu'à espérer que l’ensemencement des nuages ne devienne pas une pratique courante dans le monde entier.
[1] Davidson, Helen. « China ‘modified’ the weather to create clear skies for political celebration – study », The Guardian. 6 décembre 2021 . En ligne : https://www.theguardian.com/world/2021/dec/06/china-modified-the-weather-to-create-clear-skies-for-political-celebration-study [consulté le 28 novembre 2023].
[2] « Russia’s anti-cloud program defeated on Victory Day », AP News. 9 mai 2017 . En ligne : https://apnews.com/article/8c9d2e8d3d8e46f9a78cdede88f229f2 [consulté le 28 novembre 2023].
[3] Markham, Kathryn. « Seeding the Skies, Harvesting Rain », Blog USDA Agricultural Research Service. 2022. En ligne : https://www.ars.usda.gov/oc/dof/seeding-the-skies-harvesting-rain/ [consulté le 28 novembre 2023].
[4] McKenzie, Jessica. « Dodging silver bullets: how cloud seeding could go wrong », Blog Bulletin of the Atomic Scientists. 2022. En ligne : https://thebulletin.org/2022/08/dodging-silver-bullets-how-cloud-seeding-could-go-wrong/ [consulté le 28 novembre 2023].
[5] Fajardo, C., G. Costa, L. T. Ortiz, et al. « Potential risk of acute toxicity induced by AgI cloud seeding on soil and freshwater biota », Ecotoxicology and Environmental Safety. 1 novembre 2016, vol.133. p. 433‑441.
[6] McKenzie, Jessica. « Dodging silver bullets ». Op. cit.
[7] World faces ‘climate apartheid’ risk, 120 more million in poverty: UN expert | UN News. 2019. En ligne : https://news.un.org/en/story/2019/06/1041261 [consulté le 28 novembre 2023].
[8] Eastwood, Colin. « The cost of... weather control. », The Observer. 12 août 2001 . En ligne : https://www.theguardian.com/theobserver/2001/aug/12/life1.lifemagazine [consulté le 28 novembre 2023].
[9] Economic Impacts of Cloud Seeding on Agricultural Crops in North Dakota. Rapport 791. [s.n.], 2019. p. vi.
[10] Li, Yunqi. The price of artificial rain: pain or gain? 2023. En ligne : https://wired.me/science/environment/the-price-of-artificial-rain-pain-or-gain/ [consulté le 28 novembre 2023].
[11] « Make it rain: Cloud seeding, the controversial weather modification technique », Le Monde.fr. 14 août 2023 . En ligne : https://www.lemonde.fr/en/environment/article/2023/08/14/make-it-rain-cloud-seeding-the-controversial-weather-modification-technique_6093144_114.html [consulté le 28 novembre 2023].
[12] Li, Yunqi. « The price of artificial rain ». Op. cit.
Premièrement, la technique utilisée pour ensemencer les nuages - l’injection d‘iodure d'argent dans ces derniers - comporte un danger [4]. En effet, l‘iodure d'argent est classifié comme une substance toxique par l'agence de protection de l’environnement des États-Unis [5]. Même si ses partisans affirment qu'il y a peu de preuves qu'il affecte la santé humaine, les risques écologiques et sanitaires ne sont toujours pas bien compris actuellement [6].
Deuxièmement, cette pratique ne s'attaque qu'aux symptômes du problème. Elle ne contribue en rien à modifier les pratiques néfastes qui aggravent la crise climatique. Pire encore, elle tend à donner de faux espoirs, en donnant des solutions technologiques à ce problème social. Ces faux espoirs pourraient détourner l'attention de l'action urgente nécessaire pour lutter réellement contre le changement climatique : modifier nos modes de production, de distribution et de consommation.
Troisièmement, dans le pire des scénarios, nous pouvons imaginer un monde où les approches de géo-ingénierie telles que l'ensemencement des nuages contribuent à un système « d’apartheid climatique ». Le terme a été introduit par l'ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme, Philip Alston, en 2019. Il a mis en garde contre un monde "où les riches paient pour échapper à la surchauffe, à la faim et aux conflits tandis que le reste du monde est laissé à l'abandon" [7]. Dans le cas de la manipulation des nuages, on pourrait même parler du risque d'un "apartheid des nuages", un monde dans lequel les riches ont les moyens de faire pleuvoir là où cela contribue le plus à leurs intérêts, laissant les plus démunis mourir dans la sécheresse et la misère.
Cette technologie n’est pas peu coûteuse. Il y a deux décennies, les coûts pour faire pleuvoir étaient estimés à 500 000 dollars pour ensemencer une zone de 10 millions d'acres aux États-Unis, soit cinq cents dollars par acre [8]. En 2019, le coût a été estimé à 0,40 dollar par acre [9]. Bien que la technologie soit considérée comme moins coûteuse que, par exemple, le dessalement de l'eau pour remédier à la pénurie d'eau [10], il y aura toujours des acteurs disposant de ressources importantes en mesure d'utiliser la technologie à leur avantage. C’est pour cette raison qu’une réglementation est nécessaire, afin de réduire les chances d’une telle discrimination.
Ce sont des poids lourds comme la Chine [11] et les Émirats arabes unis [12] qui mènent aujourd'hui la danse avec des investissements de plusieurs millions de dollars et des expérimentations à grande échelle, même s'ils ne sont pas les seuls. Il est peu probable qu'ils partagent publiquement les résultats de leurs recherches et s'engagent à mettre en place des réglementations garantissant que l'ensemencement des nuages ne soit pas utilisé au détriment de régions ou d'acteurs moins bien dotés en ressources.
Étant donné les dangers inconnus de cette technologie et le fait qu'elle traite les symptômes sans traiter les causes, tout en favorisant les acteurs disposant de plus de ressources, nous devrions appliquer une « heuristique de la peur » concernant l'utilisation de cette technologie. Le concept a été introduit par le philosophe Hans Jonas et a fait son chemin sous la forme du "principe de précaution" dans les politiques environnementales et sanitaires du monde entier.
En conclusion, l’ensemencement des nuages est une pratique dangereuse qui risque d'affecter la santé de personnes innocentes, de détourner l'attention de réels problèmes politiques, et d'aggraver les fractures sociales et les inégalités qui existent déjà dans notre société. Pour éviter cela, nous devrions nous laisser guider par le principe de précaution. En attendant, il ne reste plus qu'à espérer que l’ensemencement des nuages ne devienne pas une pratique courante dans le monde entier.
[1] Davidson, Helen. « China ‘modified’ the weather to create clear skies for political celebration – study », The Guardian. 6 décembre 2021 . En ligne : https://www.theguardian.com/world/2021/dec/06/china-modified-the-weather-to-create-clear-skies-for-political-celebration-study [consulté le 28 novembre 2023].
[2] « Russia’s anti-cloud program defeated on Victory Day », AP News. 9 mai 2017 . En ligne : https://apnews.com/article/8c9d2e8d3d8e46f9a78cdede88f229f2 [consulté le 28 novembre 2023].
[3] Markham, Kathryn. « Seeding the Skies, Harvesting Rain », Blog USDA Agricultural Research Service. 2022. En ligne : https://www.ars.usda.gov/oc/dof/seeding-the-skies-harvesting-rain/ [consulté le 28 novembre 2023].
[4] McKenzie, Jessica. « Dodging silver bullets: how cloud seeding could go wrong », Blog Bulletin of the Atomic Scientists. 2022. En ligne : https://thebulletin.org/2022/08/dodging-silver-bullets-how-cloud-seeding-could-go-wrong/ [consulté le 28 novembre 2023].
[5] Fajardo, C., G. Costa, L. T. Ortiz, et al. « Potential risk of acute toxicity induced by AgI cloud seeding on soil and freshwater biota », Ecotoxicology and Environmental Safety. 1 novembre 2016, vol.133. p. 433‑441.
[6] McKenzie, Jessica. « Dodging silver bullets ». Op. cit.
[7] World faces ‘climate apartheid’ risk, 120 more million in poverty: UN expert | UN News. 2019. En ligne : https://news.un.org/en/story/2019/06/1041261 [consulté le 28 novembre 2023].
[8] Eastwood, Colin. « The cost of... weather control. », The Observer. 12 août 2001 . En ligne : https://www.theguardian.com/theobserver/2001/aug/12/life1.lifemagazine [consulté le 28 novembre 2023].
[9] Economic Impacts of Cloud Seeding on Agricultural Crops in North Dakota. Rapport 791. [s.n.], 2019. p. vi.
[10] Li, Yunqi. The price of artificial rain: pain or gain? 2023. En ligne : https://wired.me/science/environment/the-price-of-artificial-rain-pain-or-gain/ [consulté le 28 novembre 2023].
[11] « Make it rain: Cloud seeding, the controversial weather modification technique », Le Monde.fr. 14 août 2023 . En ligne : https://www.lemonde.fr/en/environment/article/2023/08/14/make-it-rain-cloud-seeding-the-controversial-weather-modification-technique_6093144_114.html [consulté le 28 novembre 2023].
[12] Li, Yunqi. « The price of artificial rain ». Op. cit.
Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "Autour des nuages" dispensé par Mathieu Simonet au Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre d'automne 2023.
Ici, on lit et on écrit des histoires courtes
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