Sous les pavés, la plage
Mathias Muzart
Une fois vidés de leur agitation, ce sont toujours les lieux les plus tumultueux qui revêtent l’aspect le plus lugubre. La vie, en les quittant, laisse derrière elle une profonde impression de vide, un manque, propice aux songes dérangés et aux apparitions les plus invraisemblables.
Tel est l’effet rendu, sous les rayons de lune, par l’aspect fantomatique de la péniche que n’éclaire plus que son épais dôme de verre. Le long banc de bois verni, déserté, y flotte dans la pénombre comme un esquif perdu sur une mer embrumée, et, sans un bruit, il semble s’approcher de l’intru qui trouble le silence inquiétant des lieux. Or, c’était bien en intru que je pénétrais alors sous les triples arcades de la rue Saint Guillaume, et l’étrange hostilité de ces lieux pourtant familiers me le faisait puissamment ressentir. Alors que je traversais le hall avec rapidité, rendu peu enclin à la flânerie par une frayeur de plus en plus difficilement contenue, un nuage passa sur la coupole et le bâtiment tout entier se retrouva plongé dans une obscurité totale. Tandis que je freinais ma course, par peur de trébucher sur les marches, toutes proches, j’eus l’impression singulière que le bâtiment avait sombré dans les abysses d’une mer inconnue et profonde, où la lumière ne filtrait qu’avec peine. C’était comme si l’école toute entière avait été changée en étrange navire sous-marin, immense, puissant, et clos. Un frisson passa sur ma nuque. J’avais déjà repris ma course, habitué enfin à l’obscurité des lieux, lorsque, me retournant sur la première marche, je levai les yeux vers le ciel de cristal qui s’était de nouveau éclairci. On y voyait passer, de l’autre côté des larges pavés de verre embués, des formes surprenantes qui projetaient leurs ombres sur les dalles du sol. Aucun nuage ne pouvait être rendu responsable de ces tâches nombreuses et distinctes, parfaitement définies, et qui avaient l’air de danser dans le ciel selon des routes tortueuses, à la logique étrange et inconnue. Saisi par ce spectacle, je m’élançais sur les marches qui me conduiraient au premier étage, d’où de larges baies me permettraient d’observer le phénomène à loisir. Rendu un instant téméraire par la curiosité, je m’arrêtai à nouveau sur le premier pallier, stoppé net par la conviction d’avoir perçu la vibration lointaine d’un son puissant, et sourd. Je tendis l’oreille. Aucun bruit ne parvenait jusqu’à moi, mais le sol à mes pieds semblait pris de tremblements intermittents, qui se succédaient à intervalle régulier. Ma main, appliquée contre le mur, pouvait également les percevoir, et je me rendis compte avec stupeur que c’était tout le bâtiment qui vibrait, d’un seul corps, non pas comme si une force extérieure ne s’était appliquée à lui, mais comme si les murs eux-mêmes se trouvaient pris d’un mouvement interne, propre et subtil. Je gravis lentement les dernières marches, attentif à chaque pas à ce singulier mouvement, qui avait l’air de s’amplifier avec mon ascension. Je fus bientôt arrivé au premier étage, et, devant les fenêtres qui s’y trouvaient, je ne pus retenir un cri.
Là, derrière la fine paroi de verre, évoluait avec grâce tout un peuple de remarquables créatures marines. De larges raies, à la peau bleue, passaient haut dans le ciel, tandis que des bancs de poissons, constitués d’individus minuscules et colorés, jouaient avec agilité dans la cour. Des crabes marchaient nonchalamment sur la coupole de verre du rez-de-chaussée, dont les angles servaient de refuge à des poulpes aux bras rouges, qui dénichaient pour les manger les oursins nombreux de ce fond marin improvisé. Des éponges colonisaient les parois de l’immeuble, et de larges groupes d’huitres et de moules avaient pris leurs quartiers sur les vitres devant moi. Sous mes yeux, une étoile de mer s’attaqua à un de ces mollusques, et, forçant sa coquille de ses bras puissants, elle régurgita son propre estomac pour l’introduire par l’ouverture et dévorer ainsi l’infortuné animal. Fasciné par cette scène surréaliste, je me penchai sur la fenêtre jusqu’à ce que mon front heurte la vitre, qui résonna d’un son plein et sourd. La cour toute entière, et au-dessus d’elle le ciel lui-même, étaient indubitablement emplis d’eau, dont la pression devait se faire énorme sur les ouvertures. Pas une goute d’eau, pourtant, ne pénétrait à l’intérieur, et tout était tel que j’eus un instant l’envie d’ouvrir une des fenêtres pour m’ébattre à mon tour dans les eaux calmes des grands fonds. Je tentais encore de résister à cette envie lorsque, brusquement, et comme avertie par quelque signal inconnu, toute la vie qui s’étalait devant moi s’exila hors de mon champ de vision. Les poissons les plus vifs s’élancèrent vers le ciel, les créatures rampantes gagnèrent leur abri habituel, et les coquillages, incapables de fuir, se rendirent hermétiques au monde alentours. Plus un mouvement n’agitait les profondeurs, et, sans la distraction de ce spectacle pour détourner mon esprit, je me rendis compte, avec effroi, que les vibrations que j’avais d’abord perçues de loin avaient considérablement augmenté.
Elles émanaient maintenant de toutes les parois de la pièce et s’accompagnaient, à présent, d’un son si bas qu’il était à peine audible, mais se ressentait avec puissance dans tout le corps, plus que par l’oreille elle-même. C’était un son régulier et rythmique, à deux temps, une mélodie puissante et monotone, c’était comme… un battement ? Oui, à n’en pas douter, la structure sous mes pieds battait, comme mue par un cœur formidable, à la façon de quelque léviathan antique aux os de pierre et de béton. Ce n’est qu’a cet instant que je réalisai que le bâtiment n’était pas immobile, et qu’une agitation de l’eau tout autour de lui m’informa que nous étions en mouvement. La cour ayant été désertée de ses habitants, je redescendis vers le hall, et constatai, sans grande surprise, que le jardin attenant avait disparu. Seules défilaient devant les portes de verre de profondes ténèbres que n’auraient pu percer aucun faisceau de lumière. Il faisait de plus en plus sombre, et il semblait évident que nous quittions à grande vitesse les eaux où la lumière filtre encore, pour nous enfoncer plus avant dans les profondeurs. Par un prodige invraisemblable, je me retrouvais prisonnier dans la gorge d’un monstre démentiel, pénétrant toujours plus profondément l’océan insondable qu’il avait convoqué en plein cœur de la ville. Bientôt, plus aucune lumière ne filtra par la verrière, et je me retrouvai dans le noir le plus complet. Désorienté, gagné par la fatigue et par l’abattement, je marchai à tâtons jusqu’à la banquette de bois, avant de m’écrouler dessus. Il faisait de plus en plus chaud, de plus en plus noir, et ma tête se mit à tourner peu à peu, à mesure que la pression augmentait sur mon crâne à présent trop étroit. Je sentis alors des masses inouïes peser sur mes tempes, tandis que mes oreilles, qui sifflaient des mélodies discordantes et crues, m’empêchaient de ressentir encore le silence. Je m’allongeai de tout mon long. La créature avait à présent l’air de tourner sur elle-même dans une ronde infernale qui embrouillait mes sens. Était-il à présent minuit, six heures, midi ? Depuis combien de temps étais-je ainsi reclus dans cette panse énorme ? L’angoisse, tenue jusqu’alors à distance, m’assaillit, et je ne puis retenir un sanglot tant tout espoir semblait pour moi perdu. Je n’étais plus capable de penser, plus capable de voir ou d’entendre, je ne percevais plus que ce maudit battement, s’accélérant toujours, venant de partout, battant à mes propres tempes comme le sang dans mes veines. Ne la supportant plus, je parvins, en me contorsionnant, à retirer ma veste pour la jeter au loin. Elle disparut dans l’obscurité avec un éclat de verre brisé. Désespéré, misérable, je me recroquevillai sur le banc en sanglotant doucement. Le monstre avait eu raison de moi, et allait m’emporter à jamais dans les sombres abysses qui forment son refuge.