Social Register

Emmanuel Cordié

Emmanuel Cordié

Cette méprise allait me poursuivre longtemps. J’avais bien vu son œil se tourner vers moi lorsque j’avais débité ce que je pensais être une plaisanterie pleine d’esprit. Cette rombière n’avait jamais daigné m’adresser la parole et, là, elle gobait tout, ne voyant pas que je faisais une malheureuse blague. Que j’habite la plus laide maison de Main Street, que je porte la même veste depuis dix ans, que je ne sois pas membre du très sélect golf-club d’Apple Fields et que mon nom n’apparaisse pas dans le Social Register, édition Ohio, cela avait tout d’un coup disparu à ses yeux et je me trouvais auréolé d’un prestige que personne n’avait soupçonné dans la veille. « Ainsi donc, vous êtes apparenté aux Cunargies ? » me lançait-elle à travers la table après que j’eus servi pour la énième fois ma petite histoire sur mes prétendues origines aristocrates à ma voisine de gauche. La vieille pie avait l’ouïe assez fine malgré son âge, me disais-je, pour avoir entendu mes âneries. Je baissais la tête, rougissant, confus du malentendu : elle le prit pour une marque de modestie et me fit un petit signe de connivence. « Sans doute avez-vous connu Alistair ? me demanda-t-elle. 
– A dire vrai. Je…
– Ne dites rien : Alistair était un original. Vous le savez autant que moi, n’est-ce-pas ? » 
J’eus beau googeliser le dénommé Alistair Cunargy le soir, je n’en trouvai pas trace, mais il allait vite se rappeler à mon bon souvenir. Trois jours après ce dîner fatal, je recevais un carton dans ma boîte-aux-lettres m’invitant à venir prendre un café chez les Gardenials, des cousins de la douairière qui m’avait entrepris. « Un carton ! me dis-je en ouvrant l’enveloppe, ces gens n’ont pas encore l’usage des SMS ? où suis-je tombé ? » Et, de fait, ce ne devais pas être le dernier : je subis une avalanche de sollicitations, de « madame xxx sera chez-elle tel jour » et de « cela nous ferait tellement plaisir de vous avoir à dîner. » J’étais né obscur citoyen de la ville ; je devenais un incontournable à qui on soulevait son chapeau. Même le maire se fendit d’un « mon cher ami » un jour que je sortais de chez Gristedes le chariot plein de mes courses du mois. 
C’est donc tout naturellement que je me retrouvai, un dimanche de mai, dans le salon de la douairière. Au lieu de l’habituelle assistance de golfeurs et micro-industriels du cru, il y avait là un homme d’une cinquantaine d’année et une jeune fille – ou du moins un laideron que je devais rattacher, après examen attentif, à la catégorie de juniors de sexe féminin. La conversation fut du plus pur ennui, lui m’entreprenant sur les avantages de la culture du chanvre face au réchauffement climatique, l’ectoplasme femelle ne décrochant pas un mot. Au point que j’en arrivai à me demander si, par un malheureux concours de circonstance, elle n’avait pas été affligée en prime d’un handicap cognitif. Je devais être détrompé : la vieille tante (j’avais compris qu’il y avait un lien de parenté) et son frère nous laissèrent seuls pour un prétexte quelconque et je me vis interroger ce bout de machin sur ses loisirs (piano), ses goûts (lecture, macramé) et ses projets (voyages, promenades romantiques). C’était d’un embarras sidéral.
Quelques jours après cette instructive expérience, je me retrouvais pris au même piège : le père complice m’invitait chez lui et me laissait, après quelques minutes, « faire ma cour » à son intéressante fille, ce que je n’osais refuser car j’avais beau être d’extraction modeste, j’avais le tort d’être respectueux et je ne me voyais pas planter là cette pauvre gamine dont le seul tort était d’être née hors proportions. Le petit jeu devait se renouveler plusieurs fois les semaines suivantes. Jusqu’au jour où le père, au lieu de s’éclipser, m’invita à le suivre dans son bureau. « Je vois bien, me dit-il, l’intérêt que vous portez à ma fille et je m’en réjouis. Je voulais, préalablement à une future union que vous allez très certainement solliciter, si j’en crois mon intuition, qu’on parle d’homme à homme, vous comprenez ? »
Je comprenais très bien la situation et l’imposture dont j’étais à l’origine. Je voulus lui dire qu’il y avait une erreur de casting, que je n’avais strictement rien à voir avec la famille des Cunargies dont je ne partageais que les initiales brodées sur mon plastron, que c’était une bien vilaine plaisanterie dont je m’étonnais encore qu’il y ait eu tant de gens pour la prendre pour argent comptant, que… « Voyez-vous, continua-t-il sans que j’eusse le temps d’ouvrir la bouche, je voudrais que vous soyez assuré de ma détermination et celle de ma famille à ce que ma Rose (car tel était son nom) soit assez confortablement dotée pour vous. Ses frères, mes fils, sont d’accord pour qu’on constitue un trust qui etc… » 
Par soucis de discrétion vis-à-vis de la nombreuse progéniture que j’ai depuis ce jour contribué à produire avec ma charmante Rose, je tairais le chiffre astronomique qu’il m’énonça, en dollars bien verts. Tout ce que je peux vous dire c’est que mes scrupules s’évanouirent soudain dans le maelström des millions de la dot de celle qui devait devenir ma femme. Cunargy ou non, j’étais désormais riche par personne interposée et plus jamais on ne me parla de mes ancêtres légendaires. 
Un jour vint, bien des années plus tard, où je devais rendre visite à la douairière, devenue depuis fort vieille et somme toute assez sympathique. « Voyez-vous ma Tante, lui dis-je, je voulais vous faire une confession : je n’ai jamais été apparenté au Cunargy, et tout cela a été construit sur un mensonge. J’en suis tellement contrit…
– Mais, mon cher neveu, m’interrompit-elle, je le sais bien. Et je vous suis bien reconnaissante d’avoir épousé notre Rose. C’était une cause perdue : elle est si laide. Il n’y a pas de malentendu : tout cela était bien entendu entre nous, n’est-ce pas ? »
La méprise devrait me poursuivre encore très longtemps.

Ici, on lit et on écrit des histoires courtes

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