instant de vie
3 min
Reliques de D.
Maëva Regnaud
Je ne l'ai jamais revue. Je suis partie avec son odeur, son amour et quelques feuillets sentant la cigarette où elle a écrit son texte « Olga dort », comme un adieu.
Je me suis réveillée quand les battants de la porte d'entrée se sont refermés sur les pas de D. Mes bras cherchent instinctivement son corps, là où il aurait dû être. Mes mains tâtonnent dans le lit défait, mais D. n'a laissé qu'une trace imperceptible. Je n'aime pas me réveiller sans elle. Mes yeux s'ouvrent, incapables de résister plus longtemps à la lumière crue. Elle inonde la pièce de taches blanches, découpées par les lames de volets. Le muezzin vient de chanter l'appel à la prière de quatre heures. Depuis que nous vivons ici, jamais encore je ne me suis levée aussi tard. Nous avons longuement veillé. La nuit était noire, le ciel couvert d'étoiles, la mer accueillante.
Avant qu'elle ne se lève, j'ai senti D. caresser mes cheveux, mes épaules, mes seins, mes jambes. De légères caresses, que j'ai feint ne pas sentir, pourtant exquises. Puis, elle a retiré délicatement son autre bras qui entourait ma nuque. Mais je ne me suis pas levée, pas encore. Je crois que D. aime la solitude de son réveil. Elle est sans doute descendue dans le café maure que l'on aperçoit depuis ici. J'ai prétendu au sommeil un instant. Mon corps est appesanti par les souvenirs de la veille. Il ne veut plus bouger, et moi avec.
L'appel du Tahajjud m'a fait sortir du sommeil, comme toujours, avant que quatre heures du matin ne passent. J'aime me réveiller la nuit lorsque je la partage avec elle. D. ne le sait pas. Je la regarde dormir. J'ausculte chaque parcelle de sa peau. Je la fixe longuement, détaille ses formes, ses courbes, ses aspérités. Je veux connaître par cœur chaque morceau d'elle. Dans le miroir face au lit, je nous regarde, nous deux ne faisant plus qu'une. Amas de chair, cascades de cheveux, visages indissociés. Je ne peux me lasser de cet entrelacement. Cette nuit, j'ai fait courir mes doigts sur son corps endormi. J'en ai retracé sa géographie, démêlant ses cheveux épais, frôlant l'arête de son nez, dessinant ses lèvres que je me languis d'embrasser, naviguant de ses omoplates à ses seins, guettant chaque grain de beauté dont elle est recouverte. Je profite de son sommeil pour dessiner sa carte. D. se grave dans ma tête.
Pourtant, D. dit qu'il faudra se quitter. Elle n'est pas faite pour cette vie. Pas faite pour moi. Et moi, pour qui suis-je faite ? J'ai envie de la hurler cette question. J'étouffe. Née au mauvais endroit, née à moitié, née bizarre, née exclue. Je ne suis jamais à ma place. Sauf dans les bras de D. où le doute cesse de crier. Pour un bref instant, j'existe. Je lui griffonne un mot, « Je pars respirer. Olga». Sera-t-elle revenue ce soir ?
Je dévale nos escaliers raides, manque de m'effondrer. Partir voir la mer, respirer le vent marin. Echapper à moi-même. M'oublier. Je m'arrête brusquement face à la boîte postale. Une lettre dépasse. Elle porte mon nom. Je ne devrais pas recevoir de lettre, personne ne connaît ma présence ici. L'enveloppe cède et en sort un télégramme lapidaire. « Mère gravement souffrante, mort proche. Prière de revenir au village immédiatement. Père. » Le monde s'effondre. J'abandonne ces mots glaciaux, sur le sol. Je dévale toutes les ruelles, voir la mer pour oublier la mienne. D. où es-tu ? Moi aussi, je souffre, j'ai besoin de toi. Je ne peux plus rien. Que faire ? Retrouver mon inexorable destin, fatalité de ma naissance ? Sinon prendre le premier ferry pour la France ? Ou pleurer face à la mer ? Je pleure de ma lâcheté d'avoir si vite accepté le retour forcé. Je n'accepterai jamais d'abandonner une seconde fois mes sœurs et mes frères. Je dois revoir ma mère avant qu'elle ne meure. Je cours sur la plage et plonge, une dernière fois.
Je remonte en courant chez nous, ruisselante encore. Vingt heures. Il fait nuit. D. n'est pas revenue. Le prochain ferry est dans deux heures. Pourquoi partir si vite ? Ma mère est peut-être déjà morte. Je rassemble mes quelques affaires, mes papiers, et je griffonne un mot nouveau pour D. « Mère mourante, je dois te quitter, je suis désolée. Baisers, Olga. » Elle n'a pas le monopole de la disparition.
Ce texte a été rédigé dans le cadre de la première résidence d'écriture du Centre d'écriture et de rhétorique, qui s'est tenue à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine en mai 2022, grâce au soutien de la Fondation Simone et Cino Del Duca.
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