Fiction
5 min
Raymundo
Barthélémy Boudot
C'était arrivé comme ça, sans prévenir. J'étais devenu Raymundo.
J'avais été envoyé en Argentine pour réaliser un documentaire. J'étais arrivé à Buenos Aires à la fin de l'été austral, au mois de février. Je quittais un Paris gris et moribond et je débarquais dans une ville chaude et excitée, comme à un retour de grandes vacances. Les riches étaient satisfaits de leur bronzage et les pauvres soulagés de voir leur solitude prendre fin. La ville elle-même, restée triste et vide plusieurs semaines, était d'humeur espiègle. Elle adressait un sourire boudeur à sa population retrouvée, sous la forme d'une météo agréable et d'une grève du ramassage des ordures. Une atmosphère plaisante à peine gâchée par une odeur de merde.
J'allais rester quelques jours à Buenos Aires avant de partir dans le sud et j'avais loué un appartement dans le quartier de la Recoleta. J'avais prévu un peu de travail préparatoire, des interviews à mener et des bibliothèques à explorer.
En sortant du taxi, devant l'immeuble, au numéro 2029 de la rue Juncal je tombai sur une plaque commémorative, gravée sur le trottoir. Elle disait qu'on avait enlevé ici-même un certain Raymundo Gleyzer et qu'il n'avait jamais été retrouvé. Je connaissais bien sûr l'histoire de l'Argentine, sa dictature, ses généraux et ses 30 000 disparus. Raymundo était, selon la plaque, réalisateur, et il avait, toujours selon la plaque, 35 ans au moment de sa disparition. Soit mon âge. Soit ma profession. Lorsqu'on était comme moi, superstitieux et sujet à l'excès d'enthousiasme, il y avait là matière à se laisser griser. Je montai vite dans l'appartement et j'envoyai promener la gentille personne en charge de mon accueil. Je pressentais, avant même d'ouvrir mon ordinateur, qu'il y avait entre ce personnage et moi une similarité singulière qui dépassait le champ de la simple coïncidence.
Mes recherches allaient hélas encourager ma fièvre. Entre lui et moi s'établissait une filiation troublante.
C'était un Argentin issu de l'immigration juive russo-ukrainienne du début du 20e siècle /J'étais un pur produit de la petite bourgeoisie catholique de banlieue parisienne.
Il racontait dans ses films la misère des paysans du Nordeste brésilien, la révolution volée au Mexique et les populations amérindiennes opprimées/Je documentais pour des médias en ligne la mode du Bubble Tea, le bannissement des trottinettes en libre-service et les compétitions de secourisme sportif.
Il avait, enfin, témoigné de la lutte révolutionnaire dans son propre pays, et, pour cela, avait été condamné à la disparition/J'étais allé manifester par deux fois contre la fermeture du club de pétanque de Montmartre et avais échappé de peu à une amende forfaitaire de 135 euros.
Sa femme s'appelait Juana, son fils Diego/Ma copine s'appelait Justine, notre chien Ugo.
Pour l'observant fervent de la synchronicité que j'étais, ça faisait beaucoup. Le destin m'avait conduit jusqu'à cette plaque. Je devais faire dé-disparaître Raymundo. On m'avait confié la tâche de retourner le sablier de son existence. De lui donner une seconde chance.
Je décidai de m'inspirer des méthodes de thérapie dite de la constellation familiale. Une pratique qui consiste à demander à des inconnus de jouer le rôle de proches disparus pour parvenir à débusquer des blocages psychologiques enfouis.
J'allais donc incarner Raymundo. Le monde lui devait une réapparition. Il était parti trop jeune et trop injustement. Et au moment-même où son pays renouait dangereusement avec son passé fasciste (autre signe !), il fallait faire resurgir sa figure. Et le reste allait naturellement suivre. On finirait son œuvre.
Comme je n'avais pas vraiment d'idées sur la manière de m'y prendre, je commençai par m'acheter la même tenue que celle qu'on lui voyait porter sur une des photos que j'avais trouvées sur Google. Un chapeau blanc cassé à bords légèrement relevés, une chemisette orange et un pantalon bleu ciel.
Puis j'allais me promener, déguisé en Raymundo, dans les quartiers de sa vie, tels que j'avais pu les identifier en me renseignant sur lui.
J'allais à la Synagogue qui aurait sans doute été celle de ses parents. Je me mettais dans un coin et je psalmodiais dans un improbable sabir qui ressemblait, dans mon esprit, à une prière. L'idée, je crois, était de faire jaillir quelque chose de l'ordre d'une révélation. Au lieu de ça, j'inquiétais assez les fidèles pour qu'ils me fassent signe de partir.
Les jours passant, je me prenais de plus en plus au jeu.
Je répondais en espagnol aux appels de mon producteur pour expliquer que le projet avait connu un tournant inattendu et que j'allais devoir rester plus longtemps à Buenos Aires. Et comme je ne parlais pas vraiment espagnol, je lui expliquais tout cela en français avec un faux-accent espagnol. J'étais rassuré à l'idée que, comme beaucoup d'Argentins lettrés de cette époque, Raymundo parlait sans doute français.
Le soir je fixais le plafond en pensant à la vie que Raymundo allait enfin avoir. Peut-être un prix à Cannes. Certainement deux ou trois enfants de plus. Je planifiais ses vieux jours. Je considérais son évolution physique. Il n'était pas du genre à avoir une calvitie. Il allait développer une superbe toison argentée de vieux gaucho très beau. Il virerait un peu ermite vers la fin. Une jolie cabane au bord d'un lac en Patagonie où il se retirerait avec sa femme. Ce serait un lieu de vacances enchantées pour leurs petits-enfants. On sauterait du ponton et on boirait du maté pendant des veillées aux étoiles. J'avais déjà hâte de la retraite. Quel homme allions nous être !
Malgré le sérieux de ma démarche, je peinais à y voir plus clair sur les contours de l'œuvre à venir. Je décidai donc de sauter directement jusqu'à la fin de l'histoire de Raymundo, aux derniers grains du sablier.
Je me présentai à l'école de la Marine qui servait de centre de détention clandestin et de torture pendant la dictature. C'était, pour beaucoup de disparus, l'endroit où on les avait aperçus pour la dernière fois. Le lieu avait été reconverti depuis en musée consacré à la mémoire des victimes de la junte. Je demandai à y passer la nuit, dans une des anciennes cellules. La direction du musée n'apprécia pas du tout ce qu'elle prit pour un happening de très mauvais goût et je fus conduit au commissariat de police local. Quelque part, j'avais l'impression de réussir mon coup. Mais devant mes protestations et mon insistance à me présenter comme Raymundo Gleyzer, une chose en entraînant une autre, on appela, dans l'ordre : l'ambassade de France, ma société de production, mes parents, ma copine et Air France. Et j'allai directement du commissariat à l'aéroport d'Ezeiza où l'on me pria de rentrer chez moi. Je me fis promettre que le pilote n'allait pas ouvrir la trappe et me balancer au passage dans le Rio de la plata et acceptai de monter dans l'avion.
Revenu en France, je me reposais quelques jours chez mes parents, sur les conseils du médecin. Allongé sur le lit de ma chambre d'enfant, reconverti en chambre d'ami, je regardais la photo de mon grand-père, posée sur une commode. Il était mort en Indochine à 27 ans, trois semaines après la naissance de mon père. Je fus soudainement submergé par l'émotion.
Ma vie avait consisté jusque-là à investir la vie des autres, surtout si elle avait été interrompue brutalement. J'étais devenu, en quelque sorte, un spécialiste de l'usurpation. C'était une manière de rester au seuil de ma propre existence. J'habitais la vie des disparus pour éviter d'habiter la mienne. Tout ce temps où je m'évertuais à les faire revivre, j'essayais de consoler les vivants. Je voulais être Raymundo pour ceux qui étaient restés après lui. Comme j'aurais aimé consoler mon père de l'absence du sien. Je voulais qu'au jeu de la vie, chacun ait une vraie chance. Qu'on ne saute pas un tour. Sans doute était-ce mon tour que je passais. D'une disparition à l'autre. Je t'ai entendu Raymundo.
J'avais été envoyé en Argentine pour réaliser un documentaire. J'étais arrivé à Buenos Aires à la fin de l'été austral, au mois de février. Je quittais un Paris gris et moribond et je débarquais dans une ville chaude et excitée, comme à un retour de grandes vacances. Les riches étaient satisfaits de leur bronzage et les pauvres soulagés de voir leur solitude prendre fin. La ville elle-même, restée triste et vide plusieurs semaines, était d'humeur espiègle. Elle adressait un sourire boudeur à sa population retrouvée, sous la forme d'une météo agréable et d'une grève du ramassage des ordures. Une atmosphère plaisante à peine gâchée par une odeur de merde.
J'allais rester quelques jours à Buenos Aires avant de partir dans le sud et j'avais loué un appartement dans le quartier de la Recoleta. J'avais prévu un peu de travail préparatoire, des interviews à mener et des bibliothèques à explorer.
En sortant du taxi, devant l'immeuble, au numéro 2029 de la rue Juncal je tombai sur une plaque commémorative, gravée sur le trottoir. Elle disait qu'on avait enlevé ici-même un certain Raymundo Gleyzer et qu'il n'avait jamais été retrouvé. Je connaissais bien sûr l'histoire de l'Argentine, sa dictature, ses généraux et ses 30 000 disparus. Raymundo était, selon la plaque, réalisateur, et il avait, toujours selon la plaque, 35 ans au moment de sa disparition. Soit mon âge. Soit ma profession. Lorsqu'on était comme moi, superstitieux et sujet à l'excès d'enthousiasme, il y avait là matière à se laisser griser. Je montai vite dans l'appartement et j'envoyai promener la gentille personne en charge de mon accueil. Je pressentais, avant même d'ouvrir mon ordinateur, qu'il y avait entre ce personnage et moi une similarité singulière qui dépassait le champ de la simple coïncidence.
Mes recherches allaient hélas encourager ma fièvre. Entre lui et moi s'établissait une filiation troublante.
C'était un Argentin issu de l'immigration juive russo-ukrainienne du début du 20e siècle /J'étais un pur produit de la petite bourgeoisie catholique de banlieue parisienne.
Il racontait dans ses films la misère des paysans du Nordeste brésilien, la révolution volée au Mexique et les populations amérindiennes opprimées/Je documentais pour des médias en ligne la mode du Bubble Tea, le bannissement des trottinettes en libre-service et les compétitions de secourisme sportif.
Il avait, enfin, témoigné de la lutte révolutionnaire dans son propre pays, et, pour cela, avait été condamné à la disparition/J'étais allé manifester par deux fois contre la fermeture du club de pétanque de Montmartre et avais échappé de peu à une amende forfaitaire de 135 euros.
Sa femme s'appelait Juana, son fils Diego/Ma copine s'appelait Justine, notre chien Ugo.
Pour l'observant fervent de la synchronicité que j'étais, ça faisait beaucoup. Le destin m'avait conduit jusqu'à cette plaque. Je devais faire dé-disparaître Raymundo. On m'avait confié la tâche de retourner le sablier de son existence. De lui donner une seconde chance.
Je décidai de m'inspirer des méthodes de thérapie dite de la constellation familiale. Une pratique qui consiste à demander à des inconnus de jouer le rôle de proches disparus pour parvenir à débusquer des blocages psychologiques enfouis.
J'allais donc incarner Raymundo. Le monde lui devait une réapparition. Il était parti trop jeune et trop injustement. Et au moment-même où son pays renouait dangereusement avec son passé fasciste (autre signe !), il fallait faire resurgir sa figure. Et le reste allait naturellement suivre. On finirait son œuvre.
Comme je n'avais pas vraiment d'idées sur la manière de m'y prendre, je commençai par m'acheter la même tenue que celle qu'on lui voyait porter sur une des photos que j'avais trouvées sur Google. Un chapeau blanc cassé à bords légèrement relevés, une chemisette orange et un pantalon bleu ciel.
Puis j'allais me promener, déguisé en Raymundo, dans les quartiers de sa vie, tels que j'avais pu les identifier en me renseignant sur lui.
J'allais à la Synagogue qui aurait sans doute été celle de ses parents. Je me mettais dans un coin et je psalmodiais dans un improbable sabir qui ressemblait, dans mon esprit, à une prière. L'idée, je crois, était de faire jaillir quelque chose de l'ordre d'une révélation. Au lieu de ça, j'inquiétais assez les fidèles pour qu'ils me fassent signe de partir.
Les jours passant, je me prenais de plus en plus au jeu.
Je répondais en espagnol aux appels de mon producteur pour expliquer que le projet avait connu un tournant inattendu et que j'allais devoir rester plus longtemps à Buenos Aires. Et comme je ne parlais pas vraiment espagnol, je lui expliquais tout cela en français avec un faux-accent espagnol. J'étais rassuré à l'idée que, comme beaucoup d'Argentins lettrés de cette époque, Raymundo parlait sans doute français.
Le soir je fixais le plafond en pensant à la vie que Raymundo allait enfin avoir. Peut-être un prix à Cannes. Certainement deux ou trois enfants de plus. Je planifiais ses vieux jours. Je considérais son évolution physique. Il n'était pas du genre à avoir une calvitie. Il allait développer une superbe toison argentée de vieux gaucho très beau. Il virerait un peu ermite vers la fin. Une jolie cabane au bord d'un lac en Patagonie où il se retirerait avec sa femme. Ce serait un lieu de vacances enchantées pour leurs petits-enfants. On sauterait du ponton et on boirait du maté pendant des veillées aux étoiles. J'avais déjà hâte de la retraite. Quel homme allions nous être !
Malgré le sérieux de ma démarche, je peinais à y voir plus clair sur les contours de l'œuvre à venir. Je décidai donc de sauter directement jusqu'à la fin de l'histoire de Raymundo, aux derniers grains du sablier.
Je me présentai à l'école de la Marine qui servait de centre de détention clandestin et de torture pendant la dictature. C'était, pour beaucoup de disparus, l'endroit où on les avait aperçus pour la dernière fois. Le lieu avait été reconverti depuis en musée consacré à la mémoire des victimes de la junte. Je demandai à y passer la nuit, dans une des anciennes cellules. La direction du musée n'apprécia pas du tout ce qu'elle prit pour un happening de très mauvais goût et je fus conduit au commissariat de police local. Quelque part, j'avais l'impression de réussir mon coup. Mais devant mes protestations et mon insistance à me présenter comme Raymundo Gleyzer, une chose en entraînant une autre, on appela, dans l'ordre : l'ambassade de France, ma société de production, mes parents, ma copine et Air France. Et j'allai directement du commissariat à l'aéroport d'Ezeiza où l'on me pria de rentrer chez moi. Je me fis promettre que le pilote n'allait pas ouvrir la trappe et me balancer au passage dans le Rio de la plata et acceptai de monter dans l'avion.
Revenu en France, je me reposais quelques jours chez mes parents, sur les conseils du médecin. Allongé sur le lit de ma chambre d'enfant, reconverti en chambre d'ami, je regardais la photo de mon grand-père, posée sur une commode. Il était mort en Indochine à 27 ans, trois semaines après la naissance de mon père. Je fus soudainement submergé par l'émotion.
Ma vie avait consisté jusque-là à investir la vie des autres, surtout si elle avait été interrompue brutalement. J'étais devenu, en quelque sorte, un spécialiste de l'usurpation. C'était une manière de rester au seuil de ma propre existence. J'habitais la vie des disparus pour éviter d'habiter la mienne. Tout ce temps où je m'évertuais à les faire revivre, j'essayais de consoler les vivants. Je voulais être Raymundo pour ceux qui étaient restés après lui. Comme j'aurais aimé consoler mon père de l'absence du sien. Je voulais qu'au jeu de la vie, chacun ait une vraie chance. Qu'on ne saute pas un tour. Sans doute était-ce mon tour que je passais. D'une disparition à l'autre. Je t'ai entendu Raymundo.
Ici, on lit et on écrit des histoires courtes
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