Portrait & autoportrait
2 min
Portrait de l’artiste en vieil homme
Osny Neto Zaniboni
Gisèle Freund pose les yeux sur James Joyce pour la première fois dans un dîner chez Adrienne Monnier en 1936. La photographe débutante finissait son doctorat à Sorbonne et publiait sa thèse avec Mme Monnier, l'éditrice responsable de la publication de la première traduction française d'Ulysse.
Elle voit un homme grand et mince, avec des cheveux marrons très droits qui commencent à devenir gris et, peignés ver l'arrière, masquent à peine le début d'une calvitie. Il porte des lunettes épaisses qui cachent ses yeux presque aveugles ; les traits de son visage sont très réguliers, ses lèvres, sous une petite moustache, extrêmement minces, et ses mains extraordinairement belles avec des bagues massives sur les doigts. Elle regarde la figure de l'écrivain avec attention, elle le voit marcher à tâtons avec son inséparable canne.
A table, on parle plus qu'on ne mange : on parle d'art culinaire et on se nourrit de mots. La photographe, en effet, pouvait à peine manger : elle étudie la figure de l'artiste, elle observe les ombres et les lumières qui modelaient le visage osseux de l'écrivain, elle pense aux portraits qu'elle aurait pu faire de lui à ce moment-là. Mais l'auteur clair-obscur échappe aux regards. Il ne se laisse pas photographier, un kaléidoscope de silhouettes...
Dès cette première rencontre, Freund essayait vainement de faire poser Joyce. Sans succès : il refusait toujours, prétextant trop de travail ou n'importe quelle maladie. Ce n'est qu'au printemps 1938 – alors que Joyce achevait Finnegans Wake – qu'elle lui écrivit pour lui expliquer l'importance d'une publicité photographique pour cet ouvrage, plus complexe et plus obscur encore qu'Ulysse. L'auteur lui répondit seulement qu'il voulait voir sa collection d'écrivains.
Alors, chargée d'un petit projecteur, d'un écran, et de sa boîte de photos, elle réalise une séance de projection chez lui : dans la pièce foncée, Joyce, à moitié aveugle, s'assit si près de l'écran qu'il aurait pu toucher les visages de ses contemporains : Claudel, Valéry, Gide, Jules Romains, Montherlant, Aragon... Il resta silencieux pendant toute la projection ; elle l'entendait soupirer parfois – un soupir profond et oppressé de l'anxiété... Quand elle rallumait, il parut revenir d'un rêve :
– Elles sont magnifiques, lui dit-il finalement. Quand voulez-vous me photographier ? Pas en couleurs bien sûr, mes yeux ne peuvent pas supporter une lumière trop forte.
Ce texte a été rédigé dans le cadre de la première résidence d'écriture du Centre d'écriture et de rhétorique, qui s'est tenue à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine en mai 2022, grâce au soutien de la Fondation Simone et Cino Del Duca.
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