Portrait
5 min
Photo de famille
Juliette Gache, Jade Goumard, Alexandre Mauger et Matéo d’Yvoire
La table vient d'être débarrassée, la nappe pliée et les assiettes rangées ; il ne reste plus qu'à passer un coup d'éponge sur le plan de travail. La lumière du soir tombe doucement, rasant la cime des arbres que l'on aperçoit par la fenêtre de la cuisine. La pièce est plongée dans une ambiance ocre, à peine dérangée par une brise qui s'infiltre par la porte donnant sur la terrasse. Tout est calme, et tout le monde semble avoir apprécié la soirée. Depuis que les convives sont partis, cependant, une pensée pertube Julie. Elle n'est pas nouvelle, mais Julie l'a depuis longtemps rangée dans un coin de sa tête pour que ça ne fasse pas trop mal. Et voilà qu'elle revient au galop ce soir. Tout comme Daniel, son mari, qui entre d'un air joyeux dans la cuisine. « Ce dîner est une réussite ! Et je ne parle pas que du poulet que tu nous as servi, avec la petite salade que j'ai préparée ! » Julie ne se retourne pas et continue à frotter énergiquement le plan de travail. Le petit rire qui a accompagné la phrase de Daniel l'a hérissée. Il n'y est pour rien, mais elle a besoin d'un bouc émissaire. Daniel le sent aussitôt :
« Qu'est-ce qui ne va pas?» Ce qui ne va pas? Leurs amis l'ont étouffée de leur bonheur familial, avec l'évocation de leurs nombreux enfants. Julie regarde le jardin, cette étendue scintillante sur laquelle elle n'a jamais vu jouer les siens. Parce qu'elle n'a jamais pu enfanter. Elle s'est faite à cette idée, tout comme Daniel. Mais depuis qu'elle a atteint l'âge de 40 ans, une sensation de vide mêlée de regrets l'a envahie et ne l'a plus quittée. « Tu n'as jamais regretté de ne pas avoir d'enfants ? De ne pas vivre ce qu'ils vivent ? », demande-t-elle abruptement à son mari. Daniel est stupéfait. Les mots lui manquent pour répondre. Bien sûr qu'il a eu des regrets, mais il se souvient de sa propre famille, et de ce qu'il a découvert à la fin des années 1960.
Été 1967. L'air est lourd, comme si un orage couvait. Daniel s'inspecte dans le miroir et jette un œil par la fenêtre. En contrebas, le jardin du château familial ne cesse de se remplir, sans surprise. Tout le village est venu rendre un dernier hommage à son grand-père. Dans le miroir rien n'a changé pourtant. Daniel est le même. La perte de son grand-père l'affecte moins qu'il ne le pensait. Ils n'ont jamais été très proches. Maurice Charrère était un homme droit, presque rigide, très attaché aux traditions et à l'honneur de la famille – des valeurs qu'il faisait toujours passer avant les individus. On dit que Daniel lui ressemble, un reflet un peu plus pâle sans doute, mais avec la même détermination, le même esprit conquérant. Le mois prochain, il part étudier à Paris, à la Sorbonne, pour la plus grande fierté de sa famille exigeante.
Daniel reprend ses esprits. Il est temps de descendre rejoindre le groupe. À 18 ans, il doit soutenir sa grand-mère, sa mère, ses tantes, anéanties par la disparition du pilier de famille. En sortant de la pièce, il remarque une boîte en carton posée sur la commode. Une photo dépasse du couvercle. Il se saisit de la boîte, l'ouvre et contemple l'intérieur avec curiosité : des souvenirs de vacances, montrant sa mère et ses tantes, à Cannes, dans le Cantal, les gorges du Verdon. Un vrai roman-photo de la famille idéale. Les Charrère ont toujours aimé parcourir la France.
Une photo détonne parmi les autres : un portrait de groupe sur lequel une femme a le visage découpé. Sur le cliché, Daniel reconnaît son grand-père, ses oncles et ses tantes, ainsi que son arrière-grand-père, dont on dit qu'il était encore plus sévère que son fils. Il suppose que la femme au visage absent est Marthe, sa grand-mère. Il glisse la photo dans sa poche et rejoint sa mère dans la cuisine. Elle lui caresse les cheveux, tandis qu'il détourne le regard pour ne pas voir les larmes qui perlent à ses yeux. « Sais-tu qui est cette femme et pourquoi on a découpé son visage ? », demande Daniel en montrant la photo à sa mère. « Aucune idée, répond-elle. Va poser la question à ta grand-mère. » Trônant sur une chaise au milieu du jardin, Marthe est occupée à recevoir des condoléances, entourée de ses belles-sœurs et des tantes de Daniel.
La chaleur étouffante de l'été s'engouffre dans la maison par la porte grande ouverte. Dehors, Daniel aperçoit un homme âgé assis sur un banc sous le grand châtaignier. Il s'approche discrètement et s'assied à ses côtés. Jouant avec les rayons du soleil qui percent à travers les branches, il examine le cliché. « D'où tiens-tu cette photo ? », lui demande son voisin, interrompant Daniel dans sa rêverie. Sans attendre de réponse, l'homme poursuit : « Je me rappelle bien ce jour. J'avais 23 ans et je voyais un appareil photo pour la première fois. J'étais journalier à la ferme du château à l'époque: nourrir les bêtes, s'occuper du foin... J'en ai passé du temps avec Monsieur Maurice ! » Daniel saisit l'occasion pour l'interroger sur l'inconnue de la photo.
Le vieillard plisse les yeux et répond à voix basse :
« Marthe, Madame qu'on l'appelait, ne pouvait avoir d'enfants. Sur la photo, ce n'est pas elle. C'est Jeanne, la nourrice. Comme par hasard, elle est arrivée au château après plusieurs fausses couches de Madame. On la voyait peu, elle restait à l'intérieur. Parce qu'elle craignait le soleil, qu'on disait. On a bien fini par comprendre que la vraie mère des quatre filles, c'était elle. On raconte que Monsieur Maurice était fou amoureux de Jeanne. Après la naissance de la dernière, Madame a renvoyé la nourrice. C'est elle qui a découpé son visage sur la photo. Il ne l'a pas bien vécu, Monsieur Maurice, le départ de la Jeanne. On n'en a plus trop parlé, par respect pour les filles, vous comprenez. Elles étaient tellement unies, ces sœurs. »
Une sensation de vide et d'abattement envahit Daniel. À cet instant précis, il aimerait être né ailleurs, dans une autre famille, dans un autre pays. Il éprouve de la haine pour son grand-père, un sentiment nouveau vis-à-vis de quelqu'un qu'il a toujours respecté et admiré. Toutes ses croyances s'effondrent. Sa propre famille n'est qu'un tissu de mensonges.
À travers la fenêtre de la cuisine, Daniel observe sa mère préparer le dîner. Il sent monter en lui de la colère. Il lui en veut de ne lui avoir rien dit. Au prix d'un grand effort, il parvient à refouler ses sentiments.
Depuis son arrivée à Paris, à la fin de l'été dernier, Daniel a enfoui au fond de sa mémoire la nouvelle qui l'a stupéfié à l'enterrement de son grand-père. En ce mois de mai 1968, la gronde étudiante est de plus en plus forte. Les idées neuves éclosent au même rythme que les bourgeons. Le jeune homme est parmi ceux qui lancent des pavés sur les policiers et se révoltent contre l'ordre établi. Sans doute s'en prend-il à la figure du père, à celle de ses grands-parents pour qui le respect des convenances l'emportait sur tout le reste. Daniel se rebelle, mais il ne dit rien. Il se fait à son tour le gardien du secret de famille. Il ne peut s'empêcher de préserver l'unité d'une structure à laquelle il ne croit plus, de protéger sa famille, sa mère, peut-être même son propre nom.
Un jour de ce mois de mai, dans un café du Quartier latin, entre deux bouffées de cigarette, il expose à Julie les motifs de sa rébellion. La fameuse photo qui ne le quitte jamais est dans sa sacoche. Julie, qu'il vient tout juste de rencontrer, boit ses paroles. L'amour révolutionnaire.
Daniel pose son verre sur la table basse. Revenu à la réalité, il regarde Julie, qui a appris à respecter ses silences. Puis il lui dit d'une voix chaude et bienveillante :
« Non... je n'ai pas de regrets. »
« Qu'est-ce qui ne va pas?» Ce qui ne va pas? Leurs amis l'ont étouffée de leur bonheur familial, avec l'évocation de leurs nombreux enfants. Julie regarde le jardin, cette étendue scintillante sur laquelle elle n'a jamais vu jouer les siens. Parce qu'elle n'a jamais pu enfanter. Elle s'est faite à cette idée, tout comme Daniel. Mais depuis qu'elle a atteint l'âge de 40 ans, une sensation de vide mêlée de regrets l'a envahie et ne l'a plus quittée. « Tu n'as jamais regretté de ne pas avoir d'enfants ? De ne pas vivre ce qu'ils vivent ? », demande-t-elle abruptement à son mari. Daniel est stupéfait. Les mots lui manquent pour répondre. Bien sûr qu'il a eu des regrets, mais il se souvient de sa propre famille, et de ce qu'il a découvert à la fin des années 1960.
Été 1967. L'air est lourd, comme si un orage couvait. Daniel s'inspecte dans le miroir et jette un œil par la fenêtre. En contrebas, le jardin du château familial ne cesse de se remplir, sans surprise. Tout le village est venu rendre un dernier hommage à son grand-père. Dans le miroir rien n'a changé pourtant. Daniel est le même. La perte de son grand-père l'affecte moins qu'il ne le pensait. Ils n'ont jamais été très proches. Maurice Charrère était un homme droit, presque rigide, très attaché aux traditions et à l'honneur de la famille – des valeurs qu'il faisait toujours passer avant les individus. On dit que Daniel lui ressemble, un reflet un peu plus pâle sans doute, mais avec la même détermination, le même esprit conquérant. Le mois prochain, il part étudier à Paris, à la Sorbonne, pour la plus grande fierté de sa famille exigeante.
Daniel reprend ses esprits. Il est temps de descendre rejoindre le groupe. À 18 ans, il doit soutenir sa grand-mère, sa mère, ses tantes, anéanties par la disparition du pilier de famille. En sortant de la pièce, il remarque une boîte en carton posée sur la commode. Une photo dépasse du couvercle. Il se saisit de la boîte, l'ouvre et contemple l'intérieur avec curiosité : des souvenirs de vacances, montrant sa mère et ses tantes, à Cannes, dans le Cantal, les gorges du Verdon. Un vrai roman-photo de la famille idéale. Les Charrère ont toujours aimé parcourir la France.
Une photo détonne parmi les autres : un portrait de groupe sur lequel une femme a le visage découpé. Sur le cliché, Daniel reconnaît son grand-père, ses oncles et ses tantes, ainsi que son arrière-grand-père, dont on dit qu'il était encore plus sévère que son fils. Il suppose que la femme au visage absent est Marthe, sa grand-mère. Il glisse la photo dans sa poche et rejoint sa mère dans la cuisine. Elle lui caresse les cheveux, tandis qu'il détourne le regard pour ne pas voir les larmes qui perlent à ses yeux. « Sais-tu qui est cette femme et pourquoi on a découpé son visage ? », demande Daniel en montrant la photo à sa mère. « Aucune idée, répond-elle. Va poser la question à ta grand-mère. » Trônant sur une chaise au milieu du jardin, Marthe est occupée à recevoir des condoléances, entourée de ses belles-sœurs et des tantes de Daniel.
La chaleur étouffante de l'été s'engouffre dans la maison par la porte grande ouverte. Dehors, Daniel aperçoit un homme âgé assis sur un banc sous le grand châtaignier. Il s'approche discrètement et s'assied à ses côtés. Jouant avec les rayons du soleil qui percent à travers les branches, il examine le cliché. « D'où tiens-tu cette photo ? », lui demande son voisin, interrompant Daniel dans sa rêverie. Sans attendre de réponse, l'homme poursuit : « Je me rappelle bien ce jour. J'avais 23 ans et je voyais un appareil photo pour la première fois. J'étais journalier à la ferme du château à l'époque: nourrir les bêtes, s'occuper du foin... J'en ai passé du temps avec Monsieur Maurice ! » Daniel saisit l'occasion pour l'interroger sur l'inconnue de la photo.
Le vieillard plisse les yeux et répond à voix basse :
« Marthe, Madame qu'on l'appelait, ne pouvait avoir d'enfants. Sur la photo, ce n'est pas elle. C'est Jeanne, la nourrice. Comme par hasard, elle est arrivée au château après plusieurs fausses couches de Madame. On la voyait peu, elle restait à l'intérieur. Parce qu'elle craignait le soleil, qu'on disait. On a bien fini par comprendre que la vraie mère des quatre filles, c'était elle. On raconte que Monsieur Maurice était fou amoureux de Jeanne. Après la naissance de la dernière, Madame a renvoyé la nourrice. C'est elle qui a découpé son visage sur la photo. Il ne l'a pas bien vécu, Monsieur Maurice, le départ de la Jeanne. On n'en a plus trop parlé, par respect pour les filles, vous comprenez. Elles étaient tellement unies, ces sœurs. »
Une sensation de vide et d'abattement envahit Daniel. À cet instant précis, il aimerait être né ailleurs, dans une autre famille, dans un autre pays. Il éprouve de la haine pour son grand-père, un sentiment nouveau vis-à-vis de quelqu'un qu'il a toujours respecté et admiré. Toutes ses croyances s'effondrent. Sa propre famille n'est qu'un tissu de mensonges.
À travers la fenêtre de la cuisine, Daniel observe sa mère préparer le dîner. Il sent monter en lui de la colère. Il lui en veut de ne lui avoir rien dit. Au prix d'un grand effort, il parvient à refouler ses sentiments.
Depuis son arrivée à Paris, à la fin de l'été dernier, Daniel a enfoui au fond de sa mémoire la nouvelle qui l'a stupéfié à l'enterrement de son grand-père. En ce mois de mai 1968, la gronde étudiante est de plus en plus forte. Les idées neuves éclosent au même rythme que les bourgeons. Le jeune homme est parmi ceux qui lancent des pavés sur les policiers et se révoltent contre l'ordre établi. Sans doute s'en prend-il à la figure du père, à celle de ses grands-parents pour qui le respect des convenances l'emportait sur tout le reste. Daniel se rebelle, mais il ne dit rien. Il se fait à son tour le gardien du secret de famille. Il ne peut s'empêcher de préserver l'unité d'une structure à laquelle il ne croit plus, de protéger sa famille, sa mère, peut-être même son propre nom.
Un jour de ce mois de mai, dans un café du Quartier latin, entre deux bouffées de cigarette, il expose à Julie les motifs de sa rébellion. La fameuse photo qui ne le quitte jamais est dans sa sacoche. Julie, qu'il vient tout juste de rencontrer, boit ses paroles. L'amour révolutionnaire.
Daniel pose son verre sur la table basse. Revenu à la réalité, il regarde Julie, qui a appris à respecter ses silences. Puis il lui dit d'une voix chaude et bienveillante :
« Non... je n'ai pas de regrets. »
Ici, on lit et on écrit des histoires courtes
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