Paris-Normandie

Léo Leroux

Léo Leroux

Quand le contrôleur annonça que le train devait s'arrêter pour une durée indéterminée, je compris tout de suite.
Le sang avait giclé, à ce que crachaient les haut-parleurs. Je tournai la tête vers les plaines qui jouxtaient la futaie, à travers la vitre. Une escouade de corneilles noires tournoyait. Le cadavre devait agoniser à quelques mètres des rames. Je m'enfonçai dans mon siège. Un sanglier de plus qui partait se repaître au paradis des glands.
L'annonce à peine achevée, la sonnerie de mon téléphone retentit. Bon sang.
C'était lui. Je décrochai.
 
— Martin, mon bon Martin, qu'est-ce que vous êtes en train de me faire, là ? Ne me dîtes pas que vous allez arriver en retard pour le congrès ? On commence dans une heure, Martin, je compte sur vous. Il n'est pas possible que j'apparaisse sans mon assistant devant le gratin de la boîte, Martin.
Heureusement pour lui qu'il ne s'était pas perdu un peu plus tôt dans la forêt, le Leduc, parce qu'il était tellement gland que le sanglier n'en aurait fait qu'une bouchée. Déjà, je n'étais plus son assistant depuis longtemps, ce qui était apparemment trop difficile à comprendre. Et puis, je n'y étais pour rien, moi, si un bestiau avait décidé de mettre fin à ses jours à h-1 de l'immanquable rendez- vous annuel des assureurs militants.
Bref, il m'annonça de suite affréter un taxi pour me cueillir à mon arrivée. Il n'en était pas question. Je détestai les taxis. J'avais toujours l'impression de me faire plumer, de n'être qu'un énième dindon qu'on farcissait allègrement, même quand je ne payais pas. Question de principe. Je pris donc mon inspiration et entrepris de mettre les points sur les i :
— M. Leduc, vous savez je peux me débrouiller..., mais non, mais non, j'insiste... si si, oui, je... je comprends... ah non, je vous arrête de suite, M. Leduc, mais je n'ai jamais dit ça, je peux vous l'assurer... enfin, vous déformez mes propos, oui, oui, enfin, oui, c'est vrai, mais... Bon, désolé je n'ai jamais voulu vous... bon d'accord. Oui, oui, je comprends. Oui, à de suite. Merci beaucoup.
Comme prévu, le chauffeur m'attendrait donc dans la gare. Je soufflai.
Ce congrès me fatiguait déjà. J'avais encore une fois accepté de l'accompagner et, encore une fois, le regrettais. Il fallait que j'arrête de jouer les assistants, c'était moi le fautif, dans l'affaire. J'étais comptable, maintenant ; bon sang, ça n'était tout de même pas difficile à comprendre, pourtant, comptable, pas assistant ni je ne sais quoi, comptable.
 
Le train repartit. A l'avant, le nez ne devait pas avoir être trop endommagé par feu le sanglier. Je replongeai alors le mien dans « L'OISEAU MAG », finis la rubrique « fascinants faisans » pour m'attaquer à celle des nouvelles espèces invasives. Page trente-deux, il y avait une image d'un martin triste. Je souris mollement. Le martin triste, à la Réunion, c'est un oiseau joyeux qui piaille. Moi, Martin Joyeux, bien trop souvent en réunion, j'étais un homme triste, qui plane.
A la sortie du train, je me mis à saigner du nez. Foutue fatigue. Mouchoir dans le pif, sang dessus-dessous, je traînai ma valise à roulettes toute cahotante dans les allées de la gare Saint-Lazare, pleine à craquer.
 
Soudain, je la vis, cette vielle femme aux cheveux gris gras gros, parcourue de milles rides comme le reflux de la Seine à la fin de l'été. Elle tenait une pancarte, avec simplement écrit dessus « Martin ». Me regardait profondément. Je me retournai, juste au cas où ; non, c'était bien pour moi. Je m'approchai, ouvris les lèvres, inspirai. Elle me tendit une main fripée. J'hésitai. C'était la femme- pancarte la plus bizarre du monde, moitié chauffeuse, moitié mystique. D'un autre côté, son regard m'attirait inlassablement et, sans même m'en rendre compte, en un instant, je me retrouvai à la suivre. Elle marchait très vite. Mais qu'est-ce qui m'avait pris ? En un soupir, nous quittâmes la gare, la fendîmes à travers les quidams, futiles.
Dehors, une vielle voiture à la carcasse noire m'attendait. Dessus, un corbeau tout aussi sombre, gigantesque. Il semblait se reposer. Je n'en revins pas mes yeux. Même emmitouflé dans ses ailes duveteuses, il devait faire près de deux fois ma taille. La vieille dame m'ouvrit la portière, de la manière la plus naturelle du monde, ébouriffa le crâne du grand corbeau qui ouvrit un œil mordoré et croassa. Elle lui donna un biscuit, vite englouti de son bec noir comme l'encre de Chine. Je lui demandai alors qui elle était, ce qu'elle me voulait. Je m'étais mis à suer, le congrès allait débuter dans quelques minutes, Leduc allait être furieux et...
— Je suis la mémoire, me répondit-elle. Je la crus. Tout le reste ne comptait plus.
Je m'installai. Le toit se mit à trembler ; j'en conclus tout logiquement que le corbeau devait se réveiller. Soudain, trois pattes, oui trois immenses pattes ciselées d'écailles cuivrées et de filaments carmin, les serres acérées, percèrent la toiture du taxi qui se contracta comme du papier mâché.
Mon téléphone sonna. Je ne regardai pas. Je ne saignais plus.
 
Un battement. Deux battements. Au troisième battement, je quittai le sol. Le Paris pluvieux s'effaçait. Dans la grisaille de l'aube, personne ne sembla remarquer le corbeau géant et sa carcasse de métal brinquebalante s'envoler puis
disparaître dans le firmament. En bas, le douzième téléphone de la semaine se suicidait dans la Seine.
Le trajet me parût interminable et, malgré toutes mes questions, la mémoire restait interdite.
Enfin, les brumes s'éclaircirent et, à travers les vitres du taxi de fortune, je vis les clochers percer le ciel et défier de leur hauteur les masures fatiguées qui avaient éclos près d'eux, pour finir par mourir au même endroit comme de vieilles fleurs fanées. Le taxi nous déposa dans une dernière secousse. Je sortis.
 
C'était Rouen, la ville aux vieilles rues, aux vieilles tours, débris des races disparues, la ville aux cent clochers carillonnant dans l'air. Mais c'était une autre Rouen, une Rouen d'antan et fantasque, merveilleuse et sordide, dépourvue de la litanie du tout-magasin, des grands ensembles et du béton qui coule. La mémoire m'avait ramené chez moi.
— Suis-moi.
 
Une silhouette maigrichonne apparut fugacement à l'angle d'une rue, tira dans un ballon et disparut. L'écho de son rire ricocha sur les pavés tortueux et les colombages vermoulus. La mémoire me fit un signe de la tête puis quelques pas en retrait. Elle s'assit près du corbeau, sortit son dé à coudre et se mit à filer.
Je ne pensais plus qu'à l'ombre furtive. Je me devais de la suivre, m'engouffrer dans ma ville en noir et blanc et ses entremêlements de sueurs et d'embruns du port, empreinte de l'humanité, de ses déboires, et de l'humidité des rues à pans de bois. Alors, je me mis à courir.
J'atteignis enfin une place que je connaissais bien. La silhouette était là. Les bras et les genoux écorchés, bave de sang coagulé sur les jambes, le petit garçon jonglait maladroitement autour de la fontaine gallo-romaine. Le short grossier, le débardeur noirci. Il arrêta la balle, s'approcha, tout ébouriffé, le nez luisant. Dans ses grands yeux marrons, il y avait un feu follet qui soubresautait dans des lueurs opalines. Ses traits m'étaient si familiers. Dame mémoire m'en avait fait une bonne.
— Dis Martin, pourquoi tu ne les as plus, toi ? me demanda-t-il alors en pointant d'un doigt naïf mes propres pupilles.
— Ne plus avoir quoi, bonhomme ?
 
— Bin, les yeux qui pétillent, pour observer les oiseaux. Je ne répondis rien, esquissai un sourire.
Nous jouâmes ensemble tout l'après-midi. Qu'est-ce que j'étais infatigable, quand j'étais petit. A la fin de la journée, le gamin me prit la main et me demanda :
— Dis, tu vas rester ?
 
— Oh je ne sais pas, je ne pense que cela soit possible. Une vieille dame et un fascinant corbeau à trois pattes m'attendent, plus loin. Mais on a encore un peu de temps, tous les deux. Tu aimes toujours les rochers à la noix de coco ?

Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "De la lecture vers l'écriture" dispensé par Isabelle Carré au Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre de printemps 2022.

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