Papillons confinés

Antoine VERGER

Image de

Antoine VERGER

« A l'époque, ils voulaient pas trop, le rap, la musique afro. Maintenant que tout l'monde est accro, ouais dis-nous qui sont les patrons !».

Je suis adossée à la chaise à bascule en osier qui a appartenu à ma grand-mère, Edwige. De mon tourne-disque exsudent les rythmes chaloupés d'une chanson de Gaël Faye : « Boomer », un titre qui m'a accompagnée en 2020. Quand j'habite ce mouvement de va-et-vient sur le siège de l'aïeule, je me rappelle les jours de musique, où elle chantait. Les notes bleues de sa voix traversaient la pièce. Son timbre résonnait dans un salon, qui n'était ni immense comme l'Atlantique traversé, ni exigu comme Paris. Il s'ancrait dans les meubles en acajou. Je me laisse happer par les souvenirs d'un chant choral unissant Man' Edwige et l'énergie saccadée de la chanteuse haïtienne Toto Bissainthe. Le vent embrasse les rideaux couleur émeraude, renouvelant l'air d'une pièce baignée d'une lumière estivale blanche et sèche. Je lâche un soupir mélancolique.

Moi, Céleste Nicomède, je dialogue avec un passé dont je sais si peu. Depuis bientôt trente ans, dès que je franchis le seuil de la porte de ce lieu situé au deuxième étage d'une bâtisse de la rue Blomet, dans le XVe arrondissement de Paris, je jette un regard sur la boîte en bois trônant sur le buffet. Interdites à mon toucher durant l'enfance, ces planches de bois, dont les gravures striées sont comme un écosystème magique et menaçant, m'impressionnent encore. Selon mon père, Athanase Nicomède, l'ouvrir m'exposerait à cette vilaine étiquette : makrélaj[1], comme on dit en Guadeloupe. Pourtant, alors que je quitte la chaise à bascule en osier tressé pour esquisser quelques pas d'une chorégraphie éthérée, je perds l'équilibre. D'un mouvement dansant, je heurte la boîte. Une nuée de notes se répandent sur le parquet.

Paniquée, je m'accroupis, puis je place mes genoux nus à même le sol. Je contemple ce désordre. J'étouffe, prise d'une bouffée de cette chaleur qui se répand du front aux épaules des enfants qui viennent de faire une bêtise. Les tempes battantes, je me sépare avec hâte de la combinaison ample rouge vif que je porte. Désormais en sous-vêtements, j'ai l'impression de ne faire qu'une avec ma photographie préférée, couleur sépia, où la peau diaphane de Maman détonne. Le ventre nu, rond de moi, elle feuillette un journal en papier avec une cousine de mon père, à l'entrée d'une maisonnette en tôles, un lendemain de cyclone. Tout juste sortie de la tempête antillaise de mes pensées, j'avance l'une de mes mains vers les dizaines de gribouillis épars. Je lis :


« Grand moment de répétition. J'ai improvisé. Je chante, je vibre, j'explose. Mes sens s'embrasent. Ce théâtre nègre m'appartient, comme mes amants et amantes – 1956 »

« Non, tu ne peux pas jouer dans cette pièce. A-t-on déjà vu une Eurydice bronzée ? Ce serait trop exotique. Le public ne comprendrait pas. » - Robert Burmont – 1974.


Cette première salve de mots digérée, je repense à ma grand-mère, soudain si présente. Je savais ma grand-mère artiste taiseuse. Je ne savais pas que les mots qu'elle taisait s'encreraient sur la peau de papier. En fermant les yeux, j'aperçois ses lèvres lippues crissant à mes demandes insistantes, et sa réponse inchangée : « bwè tout, manjé tout, pas di tout »[2]. Je revois son rictus coquin à chacune de mes questions. Décédée subitement d'un arrêt cardiaque il y a deux ans, Man'Edwige est partie avec ses vies, son histoire, se réincarner ailleurs, loin de l'appartement qu'elle occupait depuis 1937.

Ces mots avalés, je tends l'oreille tandis qu'une clé caresse le verrou de la porte. La tête couronnée de cheveux blancs de mon père dépasse l'entrebâillement. Son regard se fige, il semble d'abord en colère. Il hurle, comme un homme exprimant sa fragilité, pris de cours : « Ta grand-mère ne supporterait pas ton makrélaj ! Elle n'a jamais laissé personne ouvrir sa boîte. ». Je lui souris. Je murmure : « Pourquoi laissait-elle cette urne dans l'appartement, à la vue de tous, sans jamais l'ouvrir ? ».

Après m'avoir dévisagée, sondé le fonds de mes yeux verts, il se résout à accepter que je gagnerais le débat qui s'engage. Il s'empare d'un tabouret, s'assoit et souffle : « Ta grand-mère était poète avant d'être chanteuse et comédienne. Je suis curieux de lire notre histoire, mais aussi inquiet. Je n'ai jamais rencontré mon père, Athanase. Je porte son nom. ».

Nous lisons ensemble, à voix haute, en essuyant les larmes de nos cœurs :


« Blues de la pluie »
Aguacero
beau musicien
au pied d'un arbre dévêtu
parmi les harmonies perdues
près de nos mémoires défaites
parmi nos mains de défaite
et des peuples de force étrange
nous laissions pendre nos yeux
et natale
dénouant la longe d'une douleur
nous pleurions
Aimé Césaire

Aujourd'hui, j'ai aimé à nouveau. J'ai senti au creux d'un texte l'être perdu, qui m'a laissée en Solitude, marronne et portant un enfant, en pleine guerre contre l'ombre. Les mots peuvent tout... - 1947


Attachés l'un à l'autre, nous sommes comme enchaînés. J'ose enfin : « Pathanase, que sais-tu de ton père ? ». Il inspire, ahane, puis entame :

« Man'Edwige et ton grand-père ont traversé l'océan en 1937. Elle est devenue reine du théâtre, après avoir régné sur la chanson de sa voix exaltée. Lorsque je la questionnais, elle disait : « Papa a pris la mer. Son sang noir épouse le fond des eaux. ». Un matin, lorsque ta grand-mère a fait un malaise, il y a trois ans, elle m'a indiqué que la réponse à cette interrogation se trouvait dans l'urne. ».

Il écarte de ses phalanges d'archéologue les amas de poèmes, de notes, d'expériences qui n'en finissent pas de noyer notre regard. Dans la partie inférieure de l'urne, positionnée de biais, apparaît une enveloppe bleu marine. Il me demande de l'ouvrir. Le musc du papier ancien s'invite dans mes narines. Je sors un feuillet. L'écriture semble fébrile et hâtive. Je lis :


« Edwige,
Je t'ai quittée en 1939 pour rejoindre nos belles eaux de la Guadeloupe, Karukera. Je suis en chaînes avec l'histoire.
J'ai combattu l'ombre nazie et les oripeaux de l'Amiral Robert. J'ai bravé les ondes tumultueuses pour rejoindre Trinidad sur une embarcation vacillante. Je me suis entraîné à Fort Dix, aux États-Unis. Les battements de ton cœur chantaient à mes oreilles. Il y a peu, nous sommes arrivés sur ces terres du nord de l'Afrique, auprès de ruines battues par le vent. Demain, nous goûterons la lavande de Provence, et nous avancerons aux mélodies de ton chant. Les rythmes de nos corps en concert répondront au théâtre de ta voix, annonçant nos libérations à venir.
Reste près de moi. Mon sang noir n'épousera pas le fond des eaux.
Athanase »
Le 14 août 1944


Ce bout de papier ruisselant, Man' Edwige l'a tenu éloigné de nous. Je comprends qu'Athanase, mon grand-père, est mort au cours du débarquement de Provence. J'imagine ses camarades de France, de la Caraïbe, du nord et du sud du Sahara, ses derniers moments, ses dernières pensées. En serrant l'arme poétique déposée par un inconnu à Paris, j'entends le chant mélancolique de ma grand-mère. Je la vois héler sur les scènes la vie disparue et les caresses invisibles de l'histoire.

Émus, nous nous cramponnons fort l'un contre l'autre. Le poignet noueux de Pathanase s'approche de mes yeux, soudain méditerranéens. Il agrippe le pendentif en forme de papillon, excroissance d'une chaîne en or, qui habite le cercle de mon cou depuis mon adolescence. Il ferme les yeux. Le bout de ses doigts improvise une odyssée sur le globe de mon ventre. Il y dessine un tracé sinueux et balbutie : « La poésie ne meurt pas. Elle renaît, elle se réincarne. Les papillons ne sont jamais confinés ». Crispant mes doigts sur les siens, essuyant tous deux un coup de pied impromptu, je murmure : « bwè tout, manjé tout, pas di tout ».


[1] Être passionné par la vie de ses voisins, être curieux et bavard, être une commère en fait.
[2] Bois tout, mange tout, ne dis pas tout.

Ici, on lit et on écrit des histoires courtes

Choisissez votre lecture
0