nouvelle
5 min
Les yeux secs de madame Li
anne thevenin
Après la mort soudaine de son mari, la vieille Mme Li n’avait pas pleuré. Elle avait fait couler de grandes eaux sur le carrelage des deux petites pièces, une ancienne loge de concierge, qu’ils occupaient au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble parisien. Puis elle avait lavé les vêtements du défunt et s’en était allée les donner. Elle avait enfin disposé sur le buffet, en les serrant contre l’autel des ancêtres, une photographie de M. Li avec ses lunettes comme des loupes qui faisaient paraître ses yeux énormes, et aussi son boulier chinois. « Avec le boulier, les enfants voient les nombres, ils apprennent vite et bien à calculer, » aimait-il à répéter.
Ensuite Mme Li avait recommencé à vivre comme si absolument rien n’avait changé. Elle se montrait imperturbablement rude, digne, forte. « A-t-elle éprouvé du chagrin ? murmuraient quelques voix dans l’immeuble. Elle n’a pas versé une larme ! » A rebours de ces commentaires, Mme Li inspirait à d’autres du respect, voire de l’admiration. « Pas facile pour elle de vivre si seule ! »
Les yeux secs donc, Mme Li avait continué à cuisiner sans fin, des premières lueurs de l’aube jusque tard dans la nuit, sa vieille télévision toujours allumée et muette. Pourquoi en coupait-elle le son ? Peut-être pour ne pas gêner les voisins ? Peut-être parce que, de la langue française, Mme Li ne saisissait que quelques mots. D’ailleurs elle n’en utilisait pas davantage. Pas comme M. Li qui parlait français et qui poussait le volume du son de la télévision à l’heure des nouvelles.
Les habitants de l’immeuble croyaient savoir que Mme Li était née à Canton, qu’elle y avait perdu un premier mari, qu’elle avait vécu au Vietnam et qu’elle était arrivée en France avec M. Li. « Elle a dû en vivre des épreuves pour être aussi solide ! » commentaient-ils parfois entre eux. « Pas évident de savoir, on ne se comprend pas ! Et puis, elle n’est pas du style à s’épancher ! »
Dans l’encadrement de sa porte toujours ouverte sur le hall, les occupants de l’immeuble apercevaient le poste de télévision allumé, la petite lampe qui éclairait l’autel des ancêtres tout rouge et or et Mme Li s’activant entre sa table en formica et sa cuisinière. Elle coupait des champignons, des herbes, des légumes, des crevettes ou des viandes de toutes sortes, les faisait mariner, bouillir, dorer ou les malaxait adroitement, les roulait rapidement, ou les emmaillotait habilement dans une pâte pour les faire frire. Souvent, elle cuisinait pieds nus et, dans la brume qui s’élevait des bouillons, s’éventait énergiquement.
Tout le monde gardait en mémoire l’image de M. Li attablé devant des repas qu’il engloutissait avec appétit. Une seule fois, un autre homme s’était assis pour déjeuner avec lui. Mme Li se tenait debout, radieuse, et M. Li parlait du boulier chinois. Il avait repoussé les plats pour faire une démonstration de calcul. Captivé, l’invité n’en oubliait pas moins de goûter au festin préparé en son honneur.
Après la disparition de M. Li, un premier habitant des étages s’était enhardi à passer la tête dans l’encadrement de la porte.
- Ça va madame Li ? avait-il demandé.
Mme Li avait eu un sourire vague en penchant légèrement la tête de côté et elle lui avait timidement fait signe de venir s’asseoir à la place de son défunt mari. Le voisin s’était exécuté puis avait patiemment attendu, le regard aimanté par les images qui se succédaient sur l’écran muet de la télévision et les narines délicieusement chatouillées par une opulente palette de parfums culinaires, pendant que Mme Li furetait dans un tiroir de son buffet. Elle en avait extrait une lettre et fait comprendre à son hôte qu’elle n’en lisait pas les écritures ! Avec force gestes, et à l’aide des quelques mots de français que connaissait la veuve, le voisin avait expliqué la facture d’électricité. Mme Li, l’air interrogateur, avait sorti son carnet de chèques, et le voisin, soulagé qu’elle ait compris, s’était alors levé. Mais avant qu’il ne soit debout, d’un geste autoritaire, Mme Li l’avait fait se rasseoir et lui avait mis dans les mains un immense bol presqu’une soupière d’une odorante soupe de crevettes à la citronnelle.
- Il ne faut pas ! s’était écrié le voisin, gêné autant que ravi.
- Beaucoup manger, beaucoup santé ! avait répondu Mme Li en partant d’un éclat de rire.
Depuis lors, ce voisin-là et aussi d’autres occupants de l’immeuble lui avaient traduit à l’occasion qui une facture, qui un relevé de banque, ou encore un papier lié au versement de sa modeste pension. Et aucun de ces traducteurs bénévoles qui passaient juste un instant sur la vénérable chaise de M. Li ne la quittait sans se retrouver les bras chargés d’un vermicelle de porc aux champignons, d’un bœuf mariné au lait de coco ou d’un autre délice.
- C’est beaucoup trop, madame Li ! articulait alors d’une voix forte le visiteur. Il ne faut pas !
- Pas vouloir ? demandait alors Mme Li, soucieuse, les sourcils froncés. Pas bon ?
- Si madame Li, si ! Très bon ! Merci ! hurlait alors l’occupant de l’immeuble, comme si de parler fort, il se ferait mieux comprendre.
Et Mme Li rassurée, partait d’un éclat de rire.
- Beaucoup manger, beaucoup santé !
Tout le monde raffolait de la cuisine exceptionnellement savoureuse de Mme Li.
Ainsi allait la veuve de M. Li : courageuse, forte, discrète, indépendante et cuisinant divinement.
Jusqu’à ce dimanche du mois de mai, plusieurs mois après la mort de son mari. Les occupants des étages avaient brusquement été alertés, alarmés par des sanglots, des sanglots d’une force inouïe qui résonnaient jusqu’au sixième étage. Et qui gagnaient rapidement de l’ampleur et de la puissance. Toute la rue maintenant les entendait, et bientôt tout le quartier. Ils allaient couvrir le bruit des voitures, la sirène des pompiers. C’était comme une clameur de désespoir qui se serait élevée, immense, des deux petites pièces de Mme Li.
Un voisin puis deux, trois avaient dévalé l’escalier. La petite silhouette de la veuve était recroquevillée sur la table en formica, la tête cachée dans les bras. Parmi les persils hachés, les crêpes de riz étalées, elle était secouée de spasmes violents. Tout le chagrin de Mme Li se déversait en hoquets bruyants, sonores dans un ruissellement effrayant, comme si tout à coup, les digues d’un gigantesque barrage avaient lâché.
- Madame Li ? demanda l’un des voisins, en lui touchant délicatement l’épaule.
Elle leva son visage ravagé, trempé par les larmes et regarda l’homme puis, avant que n’éclate un nouveau sanglot, elle pointa un doigt vers la télévision, éteinte.
- Marche pas télé ! souffla-t-elle, d’une voix où se mêlaient la douleur, la peine, le désespoir surtout.
Tandis qu’elle se reprenait, difficilement, que l’intensité de son immense crise de chagrin diminuait peu à peu, les voisins et voisines s’affairèrent autour du poste de télévision. « Cassée ! » conclurent-ils.
Quand ils laissèrent Mme Li, petite silhouette rangeant les précieuses denrées qui traînaient sur sa table, elle était calme, mais triste.
Il ne fallut pas longtemps aux occupants de l’immeuble pour revenir. Ils rapportaient d'une cave une vieille télévision en état de marche.
Mme Li les fixa, sidérée, puis quand ils eurent remplacé le poste, elle sortit son carnet de chèques. En vain. D’un geste d’autorité, les voisins refusèrent. L’un d’eux se pencha vers l’oreille de Mme Li et articula d’une voix forte comme si elle était sourde. « C’est une vieille télé, madame Li ! »
Et ce soir-là, avec sa nouvelle télévision allumée et muette, Mme Li retrouva sa force. Elle avait préparé un flamboyant banquet d’une cuisine rare, exquise, raffinée qui débordait presque jusque dans le hall et, aux occupants de l’immeuble qui s’arrêtaient pour festoyer, elle disait avec comme un sourire dans les yeux.
- Beaucoup manger, beaucoup santé !
Ce soir-là, le cœur rempli de tendresse, de respect et de soulagement, les habitants de l’immeuble saluèrent silencieusement la mémoire de M. Li.
Ensuite Mme Li avait recommencé à vivre comme si absolument rien n’avait changé. Elle se montrait imperturbablement rude, digne, forte. « A-t-elle éprouvé du chagrin ? murmuraient quelques voix dans l’immeuble. Elle n’a pas versé une larme ! » A rebours de ces commentaires, Mme Li inspirait à d’autres du respect, voire de l’admiration. « Pas facile pour elle de vivre si seule ! »
Les yeux secs donc, Mme Li avait continué à cuisiner sans fin, des premières lueurs de l’aube jusque tard dans la nuit, sa vieille télévision toujours allumée et muette. Pourquoi en coupait-elle le son ? Peut-être pour ne pas gêner les voisins ? Peut-être parce que, de la langue française, Mme Li ne saisissait que quelques mots. D’ailleurs elle n’en utilisait pas davantage. Pas comme M. Li qui parlait français et qui poussait le volume du son de la télévision à l’heure des nouvelles.
Les habitants de l’immeuble croyaient savoir que Mme Li était née à Canton, qu’elle y avait perdu un premier mari, qu’elle avait vécu au Vietnam et qu’elle était arrivée en France avec M. Li. « Elle a dû en vivre des épreuves pour être aussi solide ! » commentaient-ils parfois entre eux. « Pas évident de savoir, on ne se comprend pas ! Et puis, elle n’est pas du style à s’épancher ! »
Dans l’encadrement de sa porte toujours ouverte sur le hall, les occupants de l’immeuble apercevaient le poste de télévision allumé, la petite lampe qui éclairait l’autel des ancêtres tout rouge et or et Mme Li s’activant entre sa table en formica et sa cuisinière. Elle coupait des champignons, des herbes, des légumes, des crevettes ou des viandes de toutes sortes, les faisait mariner, bouillir, dorer ou les malaxait adroitement, les roulait rapidement, ou les emmaillotait habilement dans une pâte pour les faire frire. Souvent, elle cuisinait pieds nus et, dans la brume qui s’élevait des bouillons, s’éventait énergiquement.
Tout le monde gardait en mémoire l’image de M. Li attablé devant des repas qu’il engloutissait avec appétit. Une seule fois, un autre homme s’était assis pour déjeuner avec lui. Mme Li se tenait debout, radieuse, et M. Li parlait du boulier chinois. Il avait repoussé les plats pour faire une démonstration de calcul. Captivé, l’invité n’en oubliait pas moins de goûter au festin préparé en son honneur.
Après la disparition de M. Li, un premier habitant des étages s’était enhardi à passer la tête dans l’encadrement de la porte.
- Ça va madame Li ? avait-il demandé.
Mme Li avait eu un sourire vague en penchant légèrement la tête de côté et elle lui avait timidement fait signe de venir s’asseoir à la place de son défunt mari. Le voisin s’était exécuté puis avait patiemment attendu, le regard aimanté par les images qui se succédaient sur l’écran muet de la télévision et les narines délicieusement chatouillées par une opulente palette de parfums culinaires, pendant que Mme Li furetait dans un tiroir de son buffet. Elle en avait extrait une lettre et fait comprendre à son hôte qu’elle n’en lisait pas les écritures ! Avec force gestes, et à l’aide des quelques mots de français que connaissait la veuve, le voisin avait expliqué la facture d’électricité. Mme Li, l’air interrogateur, avait sorti son carnet de chèques, et le voisin, soulagé qu’elle ait compris, s’était alors levé. Mais avant qu’il ne soit debout, d’un geste autoritaire, Mme Li l’avait fait se rasseoir et lui avait mis dans les mains un immense bol presqu’une soupière d’une odorante soupe de crevettes à la citronnelle.
- Il ne faut pas ! s’était écrié le voisin, gêné autant que ravi.
- Beaucoup manger, beaucoup santé ! avait répondu Mme Li en partant d’un éclat de rire.
Depuis lors, ce voisin-là et aussi d’autres occupants de l’immeuble lui avaient traduit à l’occasion qui une facture, qui un relevé de banque, ou encore un papier lié au versement de sa modeste pension. Et aucun de ces traducteurs bénévoles qui passaient juste un instant sur la vénérable chaise de M. Li ne la quittait sans se retrouver les bras chargés d’un vermicelle de porc aux champignons, d’un bœuf mariné au lait de coco ou d’un autre délice.
- C’est beaucoup trop, madame Li ! articulait alors d’une voix forte le visiteur. Il ne faut pas !
- Pas vouloir ? demandait alors Mme Li, soucieuse, les sourcils froncés. Pas bon ?
- Si madame Li, si ! Très bon ! Merci ! hurlait alors l’occupant de l’immeuble, comme si de parler fort, il se ferait mieux comprendre.
Et Mme Li rassurée, partait d’un éclat de rire.
- Beaucoup manger, beaucoup santé !
Tout le monde raffolait de la cuisine exceptionnellement savoureuse de Mme Li.
Ainsi allait la veuve de M. Li : courageuse, forte, discrète, indépendante et cuisinant divinement.
Jusqu’à ce dimanche du mois de mai, plusieurs mois après la mort de son mari. Les occupants des étages avaient brusquement été alertés, alarmés par des sanglots, des sanglots d’une force inouïe qui résonnaient jusqu’au sixième étage. Et qui gagnaient rapidement de l’ampleur et de la puissance. Toute la rue maintenant les entendait, et bientôt tout le quartier. Ils allaient couvrir le bruit des voitures, la sirène des pompiers. C’était comme une clameur de désespoir qui se serait élevée, immense, des deux petites pièces de Mme Li.
Un voisin puis deux, trois avaient dévalé l’escalier. La petite silhouette de la veuve était recroquevillée sur la table en formica, la tête cachée dans les bras. Parmi les persils hachés, les crêpes de riz étalées, elle était secouée de spasmes violents. Tout le chagrin de Mme Li se déversait en hoquets bruyants, sonores dans un ruissellement effrayant, comme si tout à coup, les digues d’un gigantesque barrage avaient lâché.
- Madame Li ? demanda l’un des voisins, en lui touchant délicatement l’épaule.
Elle leva son visage ravagé, trempé par les larmes et regarda l’homme puis, avant que n’éclate un nouveau sanglot, elle pointa un doigt vers la télévision, éteinte.
- Marche pas télé ! souffla-t-elle, d’une voix où se mêlaient la douleur, la peine, le désespoir surtout.
Tandis qu’elle se reprenait, difficilement, que l’intensité de son immense crise de chagrin diminuait peu à peu, les voisins et voisines s’affairèrent autour du poste de télévision. « Cassée ! » conclurent-ils.
Quand ils laissèrent Mme Li, petite silhouette rangeant les précieuses denrées qui traînaient sur sa table, elle était calme, mais triste.
Il ne fallut pas longtemps aux occupants de l’immeuble pour revenir. Ils rapportaient d'une cave une vieille télévision en état de marche.
Mme Li les fixa, sidérée, puis quand ils eurent remplacé le poste, elle sortit son carnet de chèques. En vain. D’un geste d’autorité, les voisins refusèrent. L’un d’eux se pencha vers l’oreille de Mme Li et articula d’une voix forte comme si elle était sourde. « C’est une vieille télé, madame Li ! »
Et ce soir-là, avec sa nouvelle télévision allumée et muette, Mme Li retrouva sa force. Elle avait préparé un flamboyant banquet d’une cuisine rare, exquise, raffinée qui débordait presque jusque dans le hall et, aux occupants de l’immeuble qui s’arrêtaient pour festoyer, elle disait avec comme un sourire dans les yeux.
- Beaucoup manger, beaucoup santé !
Ce soir-là, le cœur rempli de tendresse, de respect et de soulagement, les habitants de l’immeuble saluèrent silencieusement la mémoire de M. Li.
Ce texte a été rédigé dans le cadre du concours d'histoires courtes des Alumni 2024, proposé par le club Littérature des Alumni et le Centre d'écriture et de rhétorique, et ouvert aux étudiants alumni de Sciences Po.
Ici, on lit et on écrit des histoires courtes
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