Les nuages au patrimoine mondial naturel ?
Juliette Robic
Paris, le 4 décembre 2023
Objet : Reconnaissance des nuages au patrimoine mondial naturel de l'UNESCO
Monsieur le Directeur,
(...)
Nous sommes heureux, en tant qu'étudiantes et étudiants, de poursuivre cette correspondance dans un but exploratoire et pédagogique, afin d'entrevoir une possible inscription des nuages au patrimoine mondial naturel.
1- Le caractère mobile des nuages
Dans votre courrier, vous avez déclaré que, les nuages étant des objets mobiles, ils ne pouvaient être inscrits à la Liste du patrimoine mondial : « les propositions d'inscription concernant le patrimoine mobilier ne peuvent (...) être prises en considération dans le cadre de cette Convention ».
Or, nous avons étudié les différentes sources de droit de l'UNESCO et aucune d'elle ne mentionne cette condition.
Premièrement, la Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel de 1972 ("droit dur") n'indique aucunement qu'un objet mobile ne peut prétendre à son inscription au patrimoine mondial naturel.
Deuxièmement, les Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial ("droit souple") qui sont révisées régulièrement et élaborent des critères pour l'inscription de biens au patrimoine mondial, n'indiquent pas non plus cette condition. (...)
Troisièmement, n'étant pas dotée d'un système juridictionnel, l'UNESCO n'a jamais consacré clairement ce critère dans une jurisprudence ayant une force normative. À ce sujet, nous nous sommes posés la question suivante : l'UNESCO produit-elle des normes équivalentes à celle de la jurisprudence ?
Quatrièmement, si un droit coutumier pourrait avoir construit ce critère, il ne semble pas avoir été confirmé par l'UNESCO concernant le patrimoine naturel. En tout état de cause, nous questionnons aujourd'hui la pertinence du critère de l'immobilité appliqué aux objets naturels. En effet, le propre de la nature ne réside-t-il pas justement dans son caractère évolutif et mobile dans le temps ? Exiger du patrimoine naturel qu'il soit immobile reviendrait à le vider de son sens matériel. La doctrine a d'ailleurs déjà disqualifié la pertinence d'appliquer ce critère au patrimoine mondial naturel : ainsi l'historien Léon Pressouyre indiquait dans un article que « le concept de patrimoine mobilier [n'avait] de réalité qu'en ce qui concerne le patrimoine culturel ».
2- Le caractère indéterminé du territoire géographique des nuages
Deuxièmement, vous indiquez que « chaque proposition d'inscription doit (...) correspondre à un territoire géographique avec des limites clairement définies du site proposé pour inscription ce qui, là encore, semble incompatible avec la nature des nuages. »
L'article 2 de la Convention de 1972 présente trois hypothèses pour qu'un objet puisse entrer dans le patrimoine mondial naturel. Certes, deux d'entre elles indiquent que l'objet doit appartenir à un territoire géographique limité :
« Aux fins de la présente Convention sont considérés comme "patrimoine naturel" : (...)
- les formations géologiques et physiographiques et les zones strictement délimitées (...)
- les sites naturels ou les zones naturelles strictement délimitées (...)"
Toutefois, une autre hypothèse ne mentionne pas cette condition : « les monuments naturels (1) constitués par des formations physiques et biologiques (2) ou par des groupes de telles formations qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue esthétique ou scientifique (3) ». Ainsi, même si les nuages ne sont effectivement pas bornés à un espace géographique limité, ils seraient selon nous susceptibles d'être inscrits à la Liste du patrimoine mondial naturel sous réserve de remplir les trois conditions suivantes.
(1) Les nuages sont des « monuments naturels » :
- Le concept « monument » peut être interprété de façon extensive. En effet, l'indicateur de l'UNESCO intitulé « Durabilité du patrimoine » indique que le patrimoine naturel « fait référence (...) aux éléments naturels constitués par des formations (...) physiques et biologiques (...) ». Cette définition interprète donc largement le concept de « monument » de l'article 2 de la Convention en l'associant à celui d' « élément ».
- Or, les nuages sont des éléments naturels édifiants et monumentaux au sens large du terme – du fait de leur taille et de leur beauté. Ainsi, même s'ils ne sont pas ancrés dans le sol, nous pouvons qualifier les nuages de « monuments naturels ».
(2) Les nuages sont constitués par des formations physiques et biologiques :
- Les nuages sont des formations physiques caractérisées par une condensation de vapeur d'eau contenue dans l'air.
- Les nuages sont également des formations biologiques « par incorporation » car ils sont constitués de microorganismes – il y aurait entre 10 000 et 100 000 bactéries par millilitre d'eau présentes dans les nuages selon des études récentes.
(3) Les nuages ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue esthétique ou scientifique
- D'après le point 49 des Orientations de la Convention, « la valeur universelle exceptionnelle signifie une importance culturelle et/ou naturelle tellement exceptionnelle qu'elle transcende les frontières nationales et qu'elle présente le même caractère inestimable pour les générations actuelles et futures de l'ensemble de l'humanité ».
- Or, dans toutes les régions du monde et depuis des millénaires, l'humanité reconnaît l'importance des nuages, tant sur le plan visuel et esthétique (en témoignent les représentations dans le monde de l'art depuis l'Antiquité) que sur le plan scientifique (dans la climatologie notamment). En raison de leur importance mondiale, nous pouvons donc considérer que les nuages possèdent une valeur universelle exceptionnelle.
Ainsi, en remplissant les trois conditions décrites à l'alinéa 1 de l'article 2 de la Convention, nous suggérons que les nuages puissent être inscrits, au moins en théorie, au patrimoine mondial naturel de l'UNESCO.
3- L'irrégularité procédurale de notre demande
Enfin, vous avez relevé que « toute proposition d'inscription d'un site sur la Liste du patrimoine mondial doit être présentée par l'État sur le territoire duquel celui-ci se situe ».
Nous prenons bien conscience que notre procédure ne remplit pas cette condition et nous espérons que les autorités officielles sauront se saisir de cet enjeu de taille.
Si nous avons néanmoins pris la liberté de vous écrire, c'est parce que nous sommes convaincus qu'il y a urgence à s'emparer de ce sujet. Les nuages sont des biens communs menacés aujourd'hui par la pratique d'ensemencement. Introduire des substances dans les nuages pour déclencher leur pluvaison pose en effet différentes questions sur le plan environnemental et éthique : quelles conséquences sur la nature et le changement climatique ? Sur les humains ? Comment garantir que l'appropriation de l'eau des nuages se fasse équitablement ?
En vous remerciant d'avance pour les éléments de réponse que vous nous apporterez, nous vous prions de croire, Monsieur le Directeur, à l'expression de nos sentiments les meilleurs.
Les étudiantes et étudiants de l'atelier "Autour des nuages" - promotion "Cumulus" 2023-2024