Les esprits de l'Histoire
Aurore Goudeau
Lorsque le message résonne entre les murs de l'amphithéâtre Émile Boutmy, on se presse. L'enseignant de droit public n'a pu achever son cours sur la Constitution, il devra donc empiéter sur la prochaine séance, dans deux semaines, pour le compléter en apportant des précisions sur la thèse de la supra-constitutionalité. Le programme est déjà suffisamment chargé... Heureusement, il lui reste le week-end pour s'organiser.
S'organiser, voilà ce à quoi pensent également les jeunes gens qui rangent dans leurs sacs ordinateurs portables et tablettes, feuilles et stylos. S'organiser pour jongler entre questions internationales et droit public, entre finances publiques et questions sociales. Dans l'amphithéâtre Boutmy, ce soir, on préparait les concours administratifs. Plus loin, dans l'amphithéâtre Jacques Chapsal, c'est un cours de microéconomie qui s'achève, tandis que d'autres étudiants sortent de chinois, d'espagnol ou d'arabe des nombreuses salles des étages.
Les escaliers se remplissent du brouhaha des échanges les plus divers (« pourrais-tu m'envoyer tes notes de la semaine dernière ? », « on va prendre un verre ? », « tu as lu Le Prix de nos valeurs ? », « any plans for the weekend ? »). Les talons claquent sur le carrelage, la péniche se vide de ses matelots les plus assidus, et seules les multiples affiches derrière les tables témoignent encore de la foisonnante activité associative de l'école.
Puis la porte du 27 rue Saint-Guillaume se referme sur les derniers étudiants, les lumières s'éteignent. Les appariteurs quittent les lieux. Couloirs et escaliers s'emplissent d'un silence de crypte, et la pelouse du jardin balayée par la brise automnale n'est plus foulée que par les feuilles mortes qui viennent s'y échouer.
Soudain, un bruit. C'est un pigeon qui le remarque d'abord, perché sur une branche, car les mots prononcés perturbent son délicieux sommeil. Il s'envole à tire-d'aile, en quête d'un lieu plus calme que le jardin, d'apparence pourtant parfaitement désert, tout comme les salles et les couloirs plongés dans la pénombre.
« Habt ihr gehört, was er gesagt hat ? » C'est la voix de Hans Kelsen qui retentit dans tout le bâtiment, et sans doute l'entend-on depuis le 56 rue des Saints-Pères. Le pigeon l'entend, en tout cas, alors qu'il survole son toit. Décidément, il a très mal choisi son logis.
« Who said what ? » s'enquiert Adam Smith en bâillant. Il est déjà très sollicité en journée, mais voilà qu'il prend au fondateur du normativisme l'envie de débattre au beau milieu de la nuit.
« The professor ! »
Adam Smith soupire. Le droit public, ce n'est pas son rayon. D'ailleurs, il ne connaît pas le nom du professeur en question. À peine se rappelle-t-il à quoi ce dernier ressemble, lui qui s'est endormi au tout début du cours. Ce pour quoi il faudrait à son avis blâmer les étudiants qui le sollicitent à tort et à travers dans leurs copies, tout cela pour le contredire en plus. « What did he say ?
- He claimed that the Ewigkeitklausel laid down in article 79 of the German Grundgesetz suggests a form of supra-constitutionality may exist. It's absurd, there is nothing above the Grundnorm ! »
Le doyen Vedel opine avec véhémence. « Je suis tout à fait d'accord. J'ai d'ailleurs développé deux objections à cette thèse, qui, à mon sens, permettent bien de la réfuter en France. »
D'autres voix approuvent de conserve, soulignant au passage la brillance incomparée des deux juristes.
« "Non vi è altro modo di difendersi dall'adulazione se non facendo capire alla gente che non si offendono se ci dicono la verità senza ferirci", dit la voix de Machiavel.
- Ah, la langue française est si belle, déplore Léopold Sédar Senghor. Pourquoi donc souffre-t-elle d'un tel abandon ?
- De fait, intervient Richard Descoings, elle a perdu son statut de lingua franca. Il faut savoir s'adapter à son temps.
- Deutsch is genauso wichtig. Aufklärung wurde erst von mir auf Deutsch definiert. "Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbst verschuldeten Unmündigkeit [...] Sapere aude" », dit Kant. Mais il n'a pas le temps de s'éterniser rue Saint-Guillaume. Déjà, on l'appelle à Berlin et à New York. Si cela continue, il va devoir manquer sa promenade quotidienne...
Hobbes et Rousseau, entretemps, s'en sont retournés à leur querelle multi-centenaire. Hobbes prétend que l'homme est une créature mue par ses désirs et ses peurs, qui n'échappe à une violence omniprésente que par le contrat, tandis que Rousseau affirme d'un ton péremptoire que c'est la société qui a corrompu l'individu.
Comme ce dernier semble prêt à clore le débat, Olympe de Gouges se permet un commentaire bien senti à son intention. « "Ainsi toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d'eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes." C'est bien de vous ? »
Rousseau, un instant, demeure muet. Suzanne Basdevant-Bastid enchaîne au moment où il retrouve la faculté de s'exprimer : « fort heureusement, la société a bien progressé depuis votre Émile.
- C'était une époque différente, proteste Rousseau. De nombreuses femmes m'auraient en cela soutenu. George Sand...
- M'auriez-vous appelée ?
- Il prétend que vous partagez son opinion concernant les femmes, répond Olympe de Gouges à l'écrivaine.
- Absolument pas. J'ai voulu, un temps, privilégier le combat social à la participation des femmes à la vie politique. Mais, je le rappelle, j'ai bien écrit qu'un jour, les femmes devraient participer à la vie politique. Il me semblait lointain alors, mais les conditions sont désormais réunies pour que les femmes puissent remplir un mandat politique aussi bien que leurs homologues masculins. Je souhaiterais d'ailleurs féliciter Eugène d'Eichtal pour avoir ouvert cette école aux filles. »
Eugène d'Eichtal la remercie chaleureusement, puis reprend : « puisque nous en sommes aux louanges, je voudrais remercier une fois de plus Maria Brignole Sale De Ferrari, pour sa généreuse donation sans qui nous n'aurions pas disposé d'un endroit si exceptionnel pour notre école. »
Émile Boutmy les regarde, fronçant des sourcils que personne ne peut voir. « J'ai eu vent de nouvelles critiques à l'encontre de notre école. »
« Vous êtes trop inquiet », relève Jeannie de Clarens. Remarque d'autant plus étonnante venant d'une ancienne espionne, ce qui suffit à insuffler un brin d'optimisme parmi l'assistance. « Il reste la curiosité intellectuelle, vous savez. C'est le plus important. » Quoiqu'il n'ait aucune réalité corporelle, on peut deviner le sourire fier d'Émile Boutmy. Cette curiosité, il l'observe au quotidien depuis 1872.
Dehors, le jour se lève. Un appariteur franchit en silence la porte du 27 rue Saint-Guillaume. Un instant, il lui semble entendre des murmures. Mais en cette heure matinale, il est seul dans le bâtiment. Peut-être était-ce un micro-sommeil, tout simplement, conséquence logique de son insomnie de la nuit dernière. Tout en traversant les couloirs, il se demande si l'école dort ou si elle souffre du même mal, de ce trouble envahissant typique des esprits qui ne cessent de s'interroger, de ressasser, de penser à l'avenir, au présent, au passé. Il ignore que tout autour, des oreilles invisibles écoutent le bruit de ses pas et les grincements de porte, se préparant à une nouvelle journée.
Car dans cet établissement qui vient d'achever sa cent-cinquantième année, à travers les livres, cours magistraux et conférences, les questions des étudiants avides de connaissance et les explications précises des professeurs, les débats d'idées passionnés avec nombre d'intervenants extérieurs, survivent encore aujourd'hui les esprits de l'Histoire, ceux qui ont façonné notre société, notre économie, notre droit. Ceux qui ont posé les jalons, à travers les siècles, du monde moderne, et vivront à jamais.