Portrait
4 min
Les assembleurs de nuées (3/4 - Eudes)
Maël de Fromont, Thomas Gauthier, Valentin Maillet et Chiara Noël
Un groupe d'amis réunissant Marin, Candice, Eudes et Gabriel part gravir le sommet de l'Annapurna.
Quand je grimpe, je ne marque pas de pause, les pauses cassent le rythme, ratatinent l'envie de continuer, brisent l'effort. Sous les séracs du glacier nord de l'Annapurna, on ne fait pas les fiers. Au point où l'horizontalité de la glace rencontre la roche verticale, le glacier se brise lui aussi, il se fracture, des dents blanches se forment. Régulièrement, un bloc de glace se détache : boom ! Dans un fracas, la neige s'écroule sur la rocaille. La montagne a vite fait d'engloutir la poignée d'alpinistes qui passe par là. Aujourd'hui personne n'est mort, hier non plus, je le sais. Pour demain, rien n'est moins sûr.
La beauté des blocs qui s'accumulent est insaisissable, même par les clichés de Gabriel. Ce n'est pas une œuvre d'art la montagne ! Personne ne nous y invite pour une exposition, un vernissage. On n'achète pas sa place. Au contraire, il faut la défendre, braver la peur face à la cime constamment dans la mire. On se débat simplement pour en sortir indemne. Sur la crête des Annapurna, il n'y a rien d'autre à faire que suivre la trace de ceux qui nous ont précédés. C'est gratuit, c'est pour les rois. « Allez quoi ! On arrête de traîner ! » Ce sont les seuls mots qui s'échappent de ma bouche. Qu'est-ce qu'ils sont lents, Marin et Gab ! Toujours à réajuster leur baudrier, à tirer sur la corde ou, pire, à marcher dessus avec leurs crampons. Le nylon va finir par s'altérer. Je fais quoi, moi, si je dois poser un mouflage pour sortir Marin d'une crevasse ?
L'Annapurna est le premier 8 000 conquis par des Français, et l'un des plus difficiles. Mon grand-père a connu Maurice Herzog quand il était maire de Chamonix. Il disait que Maurice avait une aura inégalée dans le milieu montagnard. Ses récits de la tueuse, même s'ils sont un peu controversés, ont bercé mes jeunes années. Mon terrain de jeu à moi s'étendait de la vallée de Vallorcine jusqu'à Saint-Gervais en passant par Cham', bien sûr. Avec Candice, on y a fait nos premières grandes voies. Je me souviens de la Bonatti-Ghigo au Grand Capucin, dans le massif du Mont-Blanc. On avait à peine 19 ans. Équipés d'un baudar', d'une bonne vingtaine de dégaines, d'une paire de La Sportiva, on a avalé les 800 mètres de granit cotés 7a+. Comme Rébuffat et Terray un an après leur première à l'Annapurna.
Notre rythme est encore plus lent qu'hier, quand nous étions sous le glacier nord. La cordée de Gab et Marin ralentit. J'aurais peut-être dû me mettre avec l'un d'eux, histoire d'éviter de créer un groupe vraiment faible. Mais ça me gonfle, moi, d'être encordé à une caravane comme je les appelle. Règle de base : le premier de cordée doit toujours attendre que le second le suive, sinon la corde se tend et ce n'est pas bon, le second finit épuisé et risque de chuter. L'un doit s'adapter à l'allure de l'autre. La cordée marche d'un seul pas, elle ne doit laisser qu'une trace, celle qui mène au sommet. Au moins, avec Candice, je n'ai pas ce problème, elle me suit. Nos souffles s'harmonisent, la corde ne touche jamais le sol, ni trop tendue, ni trop lâche, le pas est régulier. La corde de Gab et Marin fouette la glace. Ils s'arrêtent parfois. Tout à l'heure, Candice a regonflé le moral de Marin en lui lançant : « C'est pas dans les Pyrénées qu'on voit des pics comme ça ! » Il est reparti tant bien que mal. J'espère qu'ils vont arrêter de se plaindre et de demander des pauses.
On approche du camp V. Cette fois, c'est le dernier. Ce sera bientôt fini les réveils à deux heures du mat', quand il faut sortir du duvet dans le froid qui saisit le visage. Avec le manque d'oxygène, on ne sécrète plus de mélatonine. Cette nuit, j'avais le cerveau en émoi. Déjà pris par l'ivresse de la redescente. Je me suis tourné et retourné dans mon duvet sans pouvoir fermer l'œil. Je me sentais comme un étranger de passage dans cet abri de fortune. Je n'avais plus de nom, plus d'histoire. Je n'étais qu'une force physique dans un théâtre glacial, un témoin des rocs qui tuent sans laisser de signature, des coulées de neige qui étouffent le tohu-bohu des humains.
Je n'ai encore jamais affronté la zone de la mort. Il paraît qu'on a l'impression d'y respirer avec une paille alors qu'on court à toute allure sur le tapis roulant du réel. Demain, il faudra marcher avec rapidité et légèreté, qu'importe la dureté de la neige, du vent ou du froid, fonçons !
Earl Grey, doudoune, cagoule polaire, surmoufles, Everest Summit aux pieds, piolet, crampons. Nous avons laissé Marin et Gabriel au camp V. Je monte en tête, encordé à Candice. Herzog et Lachenal n'ont qu'à bien se tenir. On avance, il n'y a pas grand-chose à dire. On approche du bas de la pyramide sommitale. La pente est raide, il faut suivre la terre jusqu'à l'endroit où elle s'est élevée pour entailler la voûte céleste. À mesure que nous avançons, l'horizon s'élève. Les pics n'en finissent plus de grandir, toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus solitaires, ils regardent vers un ailleurs. Comme c'est épuisant ! C'est une course pleine de frustrations et de faux espoirs, il y a toujours une arête de plus, une vire derrière cette crête, un sommet après l'antécime. Le couloir terminal est raide, environ 50° d'inclinaison, mais praticable. La pointe avant de nos crampons mord avec rage la paroi verglacée.
Quand je grimpe, je ne marque pas de pause, les pauses cassent le rythme, ratatinent l'envie de continuer, brisent l'effort. Sous les séracs du glacier nord de l'Annapurna, on ne fait pas les fiers. Au point où l'horizontalité de la glace rencontre la roche verticale, le glacier se brise lui aussi, il se fracture, des dents blanches se forment. Régulièrement, un bloc de glace se détache : boom ! Dans un fracas, la neige s'écroule sur la rocaille. La montagne a vite fait d'engloutir la poignée d'alpinistes qui passe par là. Aujourd'hui personne n'est mort, hier non plus, je le sais. Pour demain, rien n'est moins sûr.
La beauté des blocs qui s'accumulent est insaisissable, même par les clichés de Gabriel. Ce n'est pas une œuvre d'art la montagne ! Personne ne nous y invite pour une exposition, un vernissage. On n'achète pas sa place. Au contraire, il faut la défendre, braver la peur face à la cime constamment dans la mire. On se débat simplement pour en sortir indemne. Sur la crête des Annapurna, il n'y a rien d'autre à faire que suivre la trace de ceux qui nous ont précédés. C'est gratuit, c'est pour les rois. « Allez quoi ! On arrête de traîner ! » Ce sont les seuls mots qui s'échappent de ma bouche. Qu'est-ce qu'ils sont lents, Marin et Gab ! Toujours à réajuster leur baudrier, à tirer sur la corde ou, pire, à marcher dessus avec leurs crampons. Le nylon va finir par s'altérer. Je fais quoi, moi, si je dois poser un mouflage pour sortir Marin d'une crevasse ?
L'Annapurna est le premier 8 000 conquis par des Français, et l'un des plus difficiles. Mon grand-père a connu Maurice Herzog quand il était maire de Chamonix. Il disait que Maurice avait une aura inégalée dans le milieu montagnard. Ses récits de la tueuse, même s'ils sont un peu controversés, ont bercé mes jeunes années. Mon terrain de jeu à moi s'étendait de la vallée de Vallorcine jusqu'à Saint-Gervais en passant par Cham', bien sûr. Avec Candice, on y a fait nos premières grandes voies. Je me souviens de la Bonatti-Ghigo au Grand Capucin, dans le massif du Mont-Blanc. On avait à peine 19 ans. Équipés d'un baudar', d'une bonne vingtaine de dégaines, d'une paire de La Sportiva, on a avalé les 800 mètres de granit cotés 7a+. Comme Rébuffat et Terray un an après leur première à l'Annapurna.
Notre rythme est encore plus lent qu'hier, quand nous étions sous le glacier nord. La cordée de Gab et Marin ralentit. J'aurais peut-être dû me mettre avec l'un d'eux, histoire d'éviter de créer un groupe vraiment faible. Mais ça me gonfle, moi, d'être encordé à une caravane comme je les appelle. Règle de base : le premier de cordée doit toujours attendre que le second le suive, sinon la corde se tend et ce n'est pas bon, le second finit épuisé et risque de chuter. L'un doit s'adapter à l'allure de l'autre. La cordée marche d'un seul pas, elle ne doit laisser qu'une trace, celle qui mène au sommet. Au moins, avec Candice, je n'ai pas ce problème, elle me suit. Nos souffles s'harmonisent, la corde ne touche jamais le sol, ni trop tendue, ni trop lâche, le pas est régulier. La corde de Gab et Marin fouette la glace. Ils s'arrêtent parfois. Tout à l'heure, Candice a regonflé le moral de Marin en lui lançant : « C'est pas dans les Pyrénées qu'on voit des pics comme ça ! » Il est reparti tant bien que mal. J'espère qu'ils vont arrêter de se plaindre et de demander des pauses.
On approche du camp V. Cette fois, c'est le dernier. Ce sera bientôt fini les réveils à deux heures du mat', quand il faut sortir du duvet dans le froid qui saisit le visage. Avec le manque d'oxygène, on ne sécrète plus de mélatonine. Cette nuit, j'avais le cerveau en émoi. Déjà pris par l'ivresse de la redescente. Je me suis tourné et retourné dans mon duvet sans pouvoir fermer l'œil. Je me sentais comme un étranger de passage dans cet abri de fortune. Je n'avais plus de nom, plus d'histoire. Je n'étais qu'une force physique dans un théâtre glacial, un témoin des rocs qui tuent sans laisser de signature, des coulées de neige qui étouffent le tohu-bohu des humains.
Je n'ai encore jamais affronté la zone de la mort. Il paraît qu'on a l'impression d'y respirer avec une paille alors qu'on court à toute allure sur le tapis roulant du réel. Demain, il faudra marcher avec rapidité et légèreté, qu'importe la dureté de la neige, du vent ou du froid, fonçons !
Earl Grey, doudoune, cagoule polaire, surmoufles, Everest Summit aux pieds, piolet, crampons. Nous avons laissé Marin et Gabriel au camp V. Je monte en tête, encordé à Candice. Herzog et Lachenal n'ont qu'à bien se tenir. On avance, il n'y a pas grand-chose à dire. On approche du bas de la pyramide sommitale. La pente est raide, il faut suivre la terre jusqu'à l'endroit où elle s'est élevée pour entailler la voûte céleste. À mesure que nous avançons, l'horizon s'élève. Les pics n'en finissent plus de grandir, toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus solitaires, ils regardent vers un ailleurs. Comme c'est épuisant ! C'est une course pleine de frustrations et de faux espoirs, il y a toujours une arête de plus, une vire derrière cette crête, un sommet après l'antécime. Le couloir terminal est raide, environ 50° d'inclinaison, mais praticable. La pointe avant de nos crampons mord avec rage la paroi verglacée.
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