Le Panache

Orens Gasset

Orens Gasset



Chapitre final: Le Panache 



Aux aurores, des milliers de Pékinois jonchaient le sol, blafards et immobiles comme des pierres. Le grand calme ambiant empestait la poudre et le sang. Zhou, qu’on croyait planqué dans sa torpeur maladive, s’était faufilé dans les hutongs, il rampait pour ne pas être entendu, et traçait son sillon au rythme des sommations. Au passage des gardes, il feignait la mort en recouvrant son corps de tissus récupérés sur ses camarades. C'était leur manière de nous mâter, de nous écraser sous leurs bottes. Échapper aux gardes n’était pas commode, déjà de véritables lèche-culs du système malgré leur jeune âge. Ils sappaient nos agitations avec leurs petites matraques, extensions de leurs désirs ou compensation pour ce qu’ils avaient en moins que nous. Les pauvres gars, on pouvait pas espérer plus de ces débris. Le parvis du Palais du Peuple était devenu un vaste champ de ruines, la poussière des canons se mêlait au sang qui séchait sur les marches. On entendait les dernières batteries de canons finir de retourner le sol de Tian’anmen. A midi,  l’acier de centaines de bicyclettes désossées chauffait sous un soleil de plomb, on voyait aussi les pavés explosés sous le poids des chenilles. Sorti de sa planque, Zhou nous a passé un coup de fil pour nous dire qu’il nous donnait rendez-vous à Xiahe sur la Dashi, au-delà de la banlieue de Pékin. Il fallait y être dans 36 heures exactement. Pour le moment, il se retrouvait seul sur Qianmen Street, désertée par les vélos, fallait voir ça.



Seul, ses sacs de courses à la main, une colonne de Tanks 59 s’approcha de lui. . Mais il attendit patiemment leur arrivée. Putain qu’est-ce qu’il foutait ce con…Je serrai le poing, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans voix. Il se dressa face à eux, immobile, prêt à se faire goudronner par l’Armée de Libération. L’anonyme le plus connu de Chine naquit à cet instant. Les scarabées alignés sur leur traînée de merde voulaient donner une dernière leçon à la foule. D'abord, les tankistes tentèrent de l'éviter, mais Zhou changea de cap et continua à leur faire face, les bras en croix. Il grimpa sur l'un des tanks et déclara : "Pourquoi êtes-vous ici ? Ma ville est en proie au chaos à cause de vous. Faites demi-tour et cessez de tuer mon peuple. Partez." Transcendé par l'esprit de l'instant, le gars Zhou portait avec panache toute la jeunesse anéantie. Il entrait à ce moment dans un monde où la disparition n’est plus une cause d’inquiétude, où elle n’est plus la mort, ni même l’absence ; elle est ressentie comme un souffle nouveau, pour les autres. On a beau dire et prétendre après sa disparition, mais à la fin, il n’y eut que le panache. Les enfants du pays comme lui aiment tutoyer les anges et provoquer les démons. Son seul esclandre l’a fait sortir par la grande porte, et lui n’attendait peut-être que ça, aussi muet fut-il. La jeunesse devrait, pour reprendre de l’intérêt, trouver de nouvelles grimaces à exécuter devant les nouveaux maîtres… Mais on n'a plus la force de penser la révolte. Après cela, qui voudrait faire le con devant le portrait d'un Timonier? 


Aujourd’hui on balbutie, on se cherche encore des trucs et des excuses pour rester là avec les copains, mais la mort est là aussi elle, puante, à côté de nous. Ce jour-là, on aurait pu gagner. 




Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "Le tour de la mémoire ou la narration à l’épreuve ambiguë du Temps : l’infinité des possibles" dispensé par Mohamed Mbougar Sarr, titulaire de la Chaire d'écrivain en résidence du Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po, au semestre de printemps 2023.

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