L'arrachement

Texte anonyme

Texte anonyme

Jo enjamba la flaque d'eau profonde laissée par l'averse qui venait de se déverser sur Kennedy Town. Comme toujours dans la torpeur estivale, la pluie diluvienne s'était élancée par surprise, et avait dévalé avidement les collines de la ville, déversant sa moiteur sur un archipel déjà étouffé par l'été tropical. Si la pluie avait cessé depuis plusieurs minutes déjà, l'eau continuait à s'écraser sur l'asphalte en grosses gouttes sonores. Des milliers de feuilles d'arbres centenaires, qui se surpassaient en ingéniosité pour s'accrocher à la terre escarpée, laissaient encore tomber leurs dernières gouttes sur la glissante Pokfield Road.
La violence de l'averse avait fait tomber des fleurs de bougainvillier, qui déclinaient à l'envi un nuancier de rose sur le macadam brûlant. Jo adorait ces fleurs délicates, aussi fines et fragiles que le papier japonais des paravents anciens qu'elle admirait dans les galeries d'antiquités d'Hollywood Road. Un peu plus tard dans l'année, lorsque le temps deviendrait moins humide, elle les ferait sécher entre deux pages d'un carnet et en décorerait les murs de sa chambre étroite.

Jo aimait marcher, toujours déambuler à l'infini dans cette ville qui l'a vue naître et grandir, et qu'elle ne pouvait imaginer quitter, du moins, le pensait elle jusqu'à ces derniers mois. Ces jours de torpeurs, entre la chaleur étouffante et la pluie torrentielle, étaient ses préférés. La première fois que ses parents l'avaient laissée aller seule par les rues, elle n'avait pu s'empêcher de retirer son parapluie et danser sous les torrents déversés par les cieux capricieux.

Elle voulait la mer, immédiatement, sans attendre que le chant électronique du feu piéton débutât. Elle savait pourtant bien que cela ne se faisait pas, traverser sans attendre, elle imaginait déjà les regards désapprobateurs sur elle. Elle était pourtant à quelques mètres de cette étroite fenêtre entre deux immenses immeubles, où elle pouvait apercevoir cette amie de toujours. C'était sa tradition, s'arrêter là, au milieu du trottoir où elle surplombait la baie, pour apercevoir ce petit bout de mer enveloppé dans la brume. Aujourd'hui, Jo ne se suffisait pas de cet instant de grâce. Il lui fallait voir tout l'archipel, toute la baie ; tant pis, elle serait en retard. Elle se mit alors à courir, traversant la bruyante Pokfulam Road, pour rejoindre le chemin escarpé à travers les hauteurs verdoyantes. Elle monta quatre à quatre les escaliers, se sachant seule sur cette portion du Lung Fu Shan Country Park que personne n'empruntait sous une telle chaleur. Elle courrait presque, impatiente, et désespérée, déjà, à l'idée que cette visite serait peut-être la dernière. La répression grandissait trop vite pour qu'elle fermât les yeux.

Quand elle arriva au point de vue du Victoria Peak, son cœur se serra de bonheur devant la beauté fascinante de sa ville au petit matin. Ses archipels, ses montagnes verdoyantes, où s'accumulaient telles d'étranges excroissances ces tours que l'on ne trouvait que dans cette ville ; elle aurait pu en pleurer d'émotion. La brume venait soustraire à son regard certaines de ces hautes tours qui cherchaient à toucher le ciel. Les lieux semblaient sortir des mystères de l'imagination humaine : une étrange atmosphère se dégageait de cette rencontre presque absurde entre la nature luxuriante et la domination bétonnée. Ces innombrables formes phalliques semblaient surgir d'un ailleurs fait de rigoureuses formes géométriques et d'une fascinante lumière. À cet instant, la ville apparaissait pour Jo comme un ailleurs lointain, inaccessible, que l'on ne faisait qu'apercevoir sans pouvoir l'approcher pour autant. Encore nimbée par la brume de la chaleur estivale, la ville se révélait dans une tout autre beauté, un aspect unique et inattendu ; comme si l'on surprenait l'intrépide dans un moment de fébrilité. La fébrilité du réveil, encore enveloppée dans les dernières nébulosités de la nuit. La géante, la prométhéenne, celle qui défiait la nature comme les dieux, semblait désarmée, impuissante encore à la faible lueur du jour qui venait de se lever. Jo fût toute sa vie sensible à cette beauté atypique, faite de laideur et d'audace, monstrueuse presque.

Elle aurait voulu avoir le temps de redescendre parcourir les rues tortueuses et odorantes de Sai Ying Pun, d'admirer la baie depuis Wan Chai, de la traverser à bord du Star Ferry, et de redessiner tout Kowloon de ses pieds avides.
Elle ferma un instant les yeux et voyagea dans les rues. Des dédales d'escaliers dévalés, des tables de repas partagées dressées sur un étroit trottoir, des étals de marchés débordant de bok choi et de choy sum, des échoppes où séchaient poissons et plantes médicinales, des taxis jaunes lancés à toute allure devançant des mini bus verts, une agitation permanente dans les rues où les passants pressés oubliaient leur existence sous de vertigineuses tours où s'amoncelaient vêtements séchant et climatiseurs antiques branlants. Jo était amoureuse de cette ville, elle aimait passionnément son énergie, sa folie, son conservatisme aussi. En ouvrant des yeux où coulaient abondamment des larmes, se sachant fuir dans quelques jours, elle ressentît cette passion profonde pour Hong Kong, la belle, la splendide, l'intrépide, mais désormais, la violée. C'était cette violence qu'elle devait fuir, cette répression politique qui l'empêchait d'être elle-même, une Hongkongaise fière et libre, ni Chinoise ni Britannique, mais Hongkongaise.

Ce texte a été rédigé par une étudiante ou un étudiant dans le cadre d'un atelier d'écriture de création dispensé par Alice Zeniter, titulaire de la Chaire d'écrivain en résidence du Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po, au semestre d'automne 2021.

Ici, on lit et on écrit des histoires courtes

Choisissez votre lecture
0