L'amour extrême

Pierre Desse

Pierre Desse

Cette méprise allait me poursuivre longtemps. J’avais voulu fêter son anniversaire et je lui avais offert une gaffe.
Je connaissais F. depuis la rentrée. Un vendredi, juste avant le dernier cours de la semaine, elle était arrivée, avait demandé, timidement, si elle pouvait s’installer à côté de moi. J’étais en train de discuter avec ma voisine de gauche, j’avais répondu « oui, bien sûr », sans même prêter attention à la personne qui me posait la question. C’est uniquement à la pause que j’avais compris l’avoir déjà vue : nous étions ensemble dans un autre cours, le mardi soir.
Une semaine après, nous attendions le moment de nous revoir. Un mois après, c’était comme si nous nous étions toujours connus. Nous étions devenus les meilleurs amis du monde, inclus dans un groupe de cinq personnes qui ne se connaissaient pas début septembre et qui à présent n’envisageaient pas la vie loin les uns des autres. Nous nous retrouvions chez celle d’entre nous qui vivait le plus près, sous prétexte de travailler, et nous passions la majeure partie du temps à discuter et à rêver ensemble, nous étonnant que le temps passe si vite. Nous étions déjà en train d’échafauder des stratagèmes pour, lors du semestre suivant, suivre le maximum de cours ensemble. 
Seules les vacances de Noël ont réussi à nous séparer. Chacun est retourné dans sa famille. Au soir du 1er janvier, j’ai reçu un message de F. Elle me demandait si j’étais à Paris et, si oui, si cela me disait d’aller voir un film. J’ai immédiatement accepté.
Je me souviens que nous avons mangé à la va-vite, dans l’un des rares restaurants ouverts, quelque chose de pas très frais et mal réchauffé au micro-ondes, mais cela n’avait pas d’importance parce que nous étions joyeux. Puis nous avons vu un film étrange, onirique, dont nous avons longuement parlé ensuite. Quand nous nous sommes quittés, au lieu de rentrer chez moi, j’ai marché au hasard des rues, indifférent au froid, et pensant que c’était l’une des plus belles soirées de ma vie.
Les cours ont repris, et avec eux, nos moments passés ensemble et nos discussions.
La date de son anniversaire approchait. Ou plutôt la date approximative : elle faisait partie de ces personnes nées un 29 février. Nous n’étions pas une année bissextile, alors F. en a profité pour décréter qu’elle n’allait pas grandir cette année. Nous avons tous dû penser que ce n’était pas la première fois qu’elle faisait cette blague, mais nous avons ri.
Je lui ai quand même fait un cadeau, que je lui ai remis le 28 février au soir, à la fin du dernier cours de la journée. Elle a paru étonnée, contente, et m’a remercié. Elle a ouvert le paquet cadeau et a découvert le recueil de poèmes que j’avais acheté parce qu’il m’avait ému, et dont j’espérais qu’il lui plairait. Elle s’est troublée, m’a embrassé pour me remercier, puis est vite partie. J’ai pensé que j’avais fait une erreur. Elle ne devait pas aimer qu’on lui fête son anniversaire et j’avais été maladroit.
Le lendemain, F. est venue me voir. Elle m’a de nouveau remercié pour le cadeau, m’a dit qu’elle ne connaissait pas cet auteur, qu’elle avait lu quelques pages durant la nuit. C’était très beau, elle appréciait énormément. Mais elle s’interrogeait. Elle a hésité, a pris une grande inspiration puis m’a demandé si c’était une façon de lui dire quelque chose.
Je ne comprenais pas, jusqu’à ce que je jette un œil sur le livre qu’elle tenait entre les mains. J’ai vu ce qui était évident, et que je n’avais pourtant pas vu, ou pas voulu voir : ce livre, c’était L’Amour extrême, d’André Velter. Elle l’avait interprété comme une déclaration.
J’ai balbutié que j’étais désolé, je ne m’étais pas rendu compte, je ne voulais pas la mettre mal à l’aise. Elle m’a dit que c’était la déclaration la plus singulière, mais aussi la plus romantique, qu’on lui avait jamais faite. Elle était très touchée. Mais il y avait déjà quelqu’un dans sa vie. Ce quelqu’un, elle ne nous en avait jamais parlé, ou alors cela m’avait échappé.
Nous avons été interrompus et, d’une certaine manière, nous n’avons jamais repris cette discussion. Mais dans les semaines qui ont suivi, F. s’est peu à peu éloignée de notre groupe. Elle avait toujours autre chose à faire. Elle passait plus de temps avec d’autres étudiants, et m’évitait.
A la fin de l’année universitaire, elle n’avait presque plus aucun contact avec nous. Les vacances d’été ont achevé de nous séparer.
Des années se sont écoulées avant que je n’ose à nouveau ouvrir un recueil de poésie. Mais pas L’Amour extrême, qui a disparu de ma bibliothèque. J’ai perdu trace de celles et ceux avec qui j’étais inséparable durant mes études. De temps en temps tout de même, je tape le nom de F. sur un moteur de recherche, pour savoir ce qu’elle devient.
Je m’imagine la retrouver, par hasard, dans les rues de Paris. Nous irions boire un verre, parlerions de ce que nous sommes devenus, de ce que la vie nous a apporté ou nous a pris. Nous serions heureux, enfin réunis. 
Nous pourrions redevenir amis.

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