La mort de Roger

Nolwenn Lerouge

Image de

Nolwenn Lerouge

Les choses ont mal tourné quand Roger est mort. Ce n'est pas comme si on l'appréciait beaucoup, Roger, mais au moins il était là. Mémé et lui s'occupaient mutuellement. Elle faisait à manger, ils allaient aux courses ensemble, il ne râlait pas si elle le traînait dans trois magasins différents après le marché alors qu'elle aurait pu tout acheter dans le premier. On ne savait pas grand chose de Roger en vérité. On m'avait raconté qu'il peignait et aimait l'art, mais ce n'était pas un original pour autant. J'avais insisté une fois pour qu'il me dessine quelque chose, n'importe quoi, histoire de voir si ce n'était pas du pipeau. Son coup de crayon n'était pas mal et j'avais songé, à huit ans, qu'il était vraiment dommage que Roger n'ait pas été un vrai artiste car j'aurais bien aimé avoir ce genre de personnage dans ma famille. Leur maison était une maison de vieux, avec plein de bibelots assez laids, quoique valant assez cher, qu'il ne fallait toucher sous aucun prétexte. Dans la salle de séjour, se trouvait une étagère vitrée avec des petits soldats de plomb et au-dessus deux grands sabres, qui, m'avait-on dit, dataient du Second Empire. Un Noël, arrivés chez la tante Madeleine, Mémé et Roger ont réalisé qu'ils avaient oublié le foie gras dans le frigo. Mémé le faisait chaque année, elle avait son fournisseur de foie, d'escargots, et d'huîtres. Roger (car c'était sa faute) avait oublié le foie gras et les choses s'annonçaient mal. Après avoir tergiversé pendant de longues minutes sur l'avenir de l'apéro sans sa star annuelle, il fut décidé qu'un convoi retournerait chez Mémé pour aller chercher le grand absent. Ce fut l'occasion pour les deux beaux-frères (on entend, les gendres de mémé) de s'échapper du repas et de partager le plus beau combat de sabres de leur vie. Roger et Mémé n'avaient pas de grandes aspirations. Ils voyageaient très peu et s'assuraient toujours d'avoir une place de parking pour garer la voiture là où ils allaient. Pour les 70 ans de Mémé, toute
 la famille s'était cotisée pour leur offrir un séjour en Corse. On avait profité de l'occasion pour faire un peu de bricolage en confectionnant une boîte en carton où chacun pouvait glisser un billet ou deux. Sur le dessus de la boîte, on avait découpé l'image d'un couple – jeune, fringuant, allongé sur des transats au bord d'une plage paradisiaque – et avions remplacé leurs têtes par celles de Mémé et Roger. Le contraste qui naissait des deux gros visages fripés et du reste du corps provoquait instantanément le rire pour quiconque s'approchait de la boîte pour financer le projet. Celui-ci n'a au final jamais eu lieu, la Corse ayant été jugée trop loin. Le fait d'embarquer la voiture sur un ferry provoquait beaucoup d'angoisses pour le vieux couple, qui a préféré utiliser la cagnotte pour un Magimix nouvelle génération. Nous nous réunissions pour les fêtes chrétiennes, les anniversaires et les enterrements. La famille mettait un point d'honneur à manger dignement en toute occasion, même les plus tristes et on sortait toujours de ces journées là avec l'idée de faire la diète lors des trois prochains repas. Comme on ramenait en général une quantité importante de restes, on oubliait vite le régime et on se régalait de ces gamelles qui nous rappelaient l'enfance ou l'ennui du dimanche qui venait de s'écouler. Roger était parisien. On m'a dit qu'il avait possédé un appartement avec vue sur le Luxembourg, dans un immeuble tout ce qu'il y a de plus haussmannien. Je me disais souvent que Roger aurait pu être stratège et garder son appartement au lieu d'investir dans une maison pavillonnaire d'un village de Charente.

Roger est décédé d'un cancer en quelques semaines, personne n'avait rien vu venir. Comme il était toujours malade à cause des allergies, personne n'avait vraiment prêté attention à sa toux. Les allergies avaient commencé quand ils s'étaient installés à la campagne. Le cancer, personne n'a jamais trop su d'où cela était venu. Il était mort, point barre. Si personne n'a versé de larmes, c'est que les enfants de Mémé ne le portaient pas dans leurs cœurs. Mémé avait trompé leur père avec le voisin, Roger, et ça s'était conclu par le suicide du père des gosses, et la mise en ménage de Mémé avec Roger. On lui gardait rancune en silence mais l'indulgence était de mise, car depuis plus de trente ans qu'ils étaient ensemble, Mémé et Roger limitaient leur présence dans la vie des enfants au minimum et tout le monde s'en portait bien. Cet accord tacite de non-ingérence a brusquement volé en éclat quand Mémé s'est retrouvée seule avec ses bibelots et les sabres de Napoléon, entourée de champs bourrés de pesticides dans sa maison de Charentes.

Ici, on lit et on écrit des histoires courtes

Choisissez votre lecture
1