instant de vie
3 min
L’élasticité des os
Giuliana Moraga Govaere
María del Carmen ne se souvenait pas de la dernière fois où elle avait pris une profonde inspiration sans avoir un nœud dans la gorge. Parfois, elle avait l'impression que sa colonne vertébrale rapetissait, petite, petite, et que ses mains devenaient froides. Les gens ne le savaient pas, mais Maria del Carmen passait beaucoup de temps à penser à ses os. C'était une contorsionniste experte, toujours à la recherche de nouveaux trous où faire entrer plus d'amour. Il y avait des matins où elle se réveillait seule dans son coin bleu de la maison et ne voulait rien d'autre que de prendre sa cage thoracique de chaque côté avec ses mains nues et de l'étirer de plus en plus à la recherche de nouveaux coins et recoins. Parce que María del Carmen était la fille aînée. Elle était la sœur, celle qui commandait et qui relevait le menton, celle qui attachait tes chaussures, ton pied sur son genou. Celle qui calmait les larmes ici et là. Et dans des moments de plénitude insignifiante, tous autour de la grande table à manger, écoutant sous le bruit de trois ou quatre conversations différentes, María del Carmen devait se retenir. Elle mettait discrètement sa main sur sa poitrine et s'imaginait tendre la main à travers l'os et la chair pour saisir son cœur. Le serrer un peu. Respiration profonde.
Parfois, il est si difficile d'aimer autant.
Et comme c'est triste d'avoir élargi sa cage thoracique pour aimer des gens qui te font du mal de temps en temps.
Comme ça fait mal de briser tes os en cherchant des recoins où mettre plus d'amour pour des personnes qui t'accusent de ne pas les aimer suffisamment.
Comme si ton amour n'était pas violent, comme si tes pieds ne saignaient pas à chaque fois que tu cours d'après eux.
Et ainsi, un jour il était arrivé que María del Carmen Montoya avait décidé de suivre les célèbres papillons rouges. Et de quatre en quatre ils se posèrent sur sa peau et de trois en trois elle se sentit noyée et de cinq en cinq elle ferma la bouche et deux, trois, six, elle allait se réveiller ailleurs.
Pour croiser une porte métaphorique il ne faut pas que celle-ci ressemble à une porte, il faut juste en finir autre part d'où on était.
Ainsi elle laissa la magie prendre son cours, se laissa engloutir par les papillons rouges jusqu'à ce que ses pieds ne touchent plus de terre solide. Lorsqu'elle ouvrit les yeux à nouveau, l'abbaye de ses rêves se dressait comme l'un de ces monuments perdus par l'histoire. Elle l'avait visitée autrefois quand elle était petite en voyage familial, perdue dans un coin de la France. L'abbaye, son abbaye, la retrouvait une nouvelle fois. Son premier souvenir de sa nouvelle maison fut l'impression d'être minuscule face à d'immenses bâtiments de pierre. Ciel bataille de nuages, royaume de la pierre blanche et des arches, fleurs sauvages blanches partout. Elle avait jeté ses chaussures brodées préférées, pieds nus sur l'herbe sauvage. En explorant elle avait compris que l'abbaye était abandonnée, elle avait compris qu'elle ne pourrait plus en sortir. Elle avait usé déjà tous les miracles qu'elle avait. Mais pourquoi donc voudrait-elle sortir de ce monde sauvage sans égal ? Les murs de pierre étaient dominés par de l'herbe et des petites fleurs bleues, rouges, blanches. María del Carmen Montoya, taille petite face à des mètres et mètres d'église, avait pris avec force la croix d'or autour de son cou, cadeau de son baptême, et elle avait songé à l'architecture gothique, aux coins et courbes du cercle central avec sa vitre arrière comme si Dieu n'aimait pas se cacher et disait "me voici, regardez". Combien de bâtiments à découvrir. Elle se couchait sur l'herbe du potager. Le soleil perçait à travers les branches d'un arbre et derrière elle des arcs de branches entremêlées faisant un portail de fées couvert de petites fleurs blanches comme la bretelle des chaussons d'un bébé. Nouvelle maison, nouvelles formes de paix, le nœud de sa gorge avait laissé un peu plus de place pour que l'air passe. Lentement, doucement et sans d'autres compromis, en spirale un pétale de fleur blanche lui tomba sur le nez. Comme c'est beau de flâner par terre, comme c'est beau de se faire des amis des branches et des fleurs, comme c'est beau d'exister quand il y a du soleil.
Ce texte a été rédigé dans le cadre de la première résidence d'écriture du Centre d'écriture et de rhétorique, qui s'est tenue à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine en mai 2022, grâce au soutien de la Fondation Simone et Cino Del Duca.
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