Je suis une affiche

Charlotte Grimont

Charlotte Grimont

Je suis une affiche. J'aime être regardée, que les passants s'arrêtent devant moi, me matent, me commentent. Simple, sobre, je suis faite de lettres rouges et noires sur fond nu. Trois couleurs, pas plus, ce serait une faute de goût. De la vitrine d'une galerie du 6ème à Paris, je suis passée au sac à dos d'une poète perdue qui m'a pliée en quatre et trimballée à travers le monde : au Venezuela, en Colombie, en Tunisie, en Égypte. On a survolé l'Afrique, on a dormi à la belle étoile dans le désert, on a eu l'impression de toucher le ciel et d'approcher la lune. Elle a tatoué sur moi un visage féminin et recouvert mon dos d'épaisses lettres tracées au feutre. Un 23 juillet 1978, elle m'a abandonnée dans une chambre d'hôtel. Elle a dit au revoir à la vie et j'ai atterri dans un sous-sol entre une vieille moto et un tas de bûches. Alors que j'avais disparu sous la poussière, on m'a ressortie pour m'envoyer dans une cave cinq étoiles, d'une température stable comprise entre 16 et 20 degrés. Coincée entre d'autres feuillets, frères d'archives, je suis entourée de poètes, de cinéastes, de romanciers et d'historiens. Après presque dix ans, lasse de mes voisins pourtant fort sympathiques, je n'attends que d'être lue.
Hier, c'était mon jour ! Une drôle d'équipe d'une quinzaine de jeunes égarés m'a contemplée religieusement. J'ai revu la lumière, j'ai senti la chaleur moite qui précède les orages d'été, j'ai entendu le vent siffler contre les hauteurs d'une abbaye trop claire pour être si vieille. Cette promenade m'a plu et je n'ai aucune intention de repartir six pieds sous terre.
L'entreprise qui m'occupe désormais est aussi difficile que divertissante : je prépare mon évasion. C'est un travail minutieux et patient. Mon plan est le suivant :
Étape 1 : découper les lettres d'autres archives pour écrire en gros sur mon dos « Libérez-moi ». (Je devrais demander à Duras, elle doit avoir ça dans une des relectures de ses manuscrits !).
Étape 2 : attendre que quelqu'un vienne me chercher et me sorte de la pochette.
Étape 3A : espérer que mon lecteur comprenne qu'il doit me libérer et me libère.
Étape 3B (alternative si mon lecteur n'est pas très futé et fait échouer l'étape 3A) : tomber discrètement de la table. Au moment où il va aux toilettes par exemple. (Celles-ci étant à l'autre bout du cloître, soit environ 10 minutes aller-retour, j'aurai le temps de me cacher).
Étape 4 : ramper sous l'une des bibliothèques.
Étape 5 : rester bien cachée en attendant que la nuit tombe. Éventuellement rentrer dans un livre (le carnet de notes de Colette m'a dit que sa collection n'était pas trop loin de l'entrée).
Étape 6 : monter en haut de la tour. J'ai discuté avec le journal de bord d'Anne-Marie Albiach, elle m'a confirmé que les poètes m'aideraient à monter là-haut. (Je ne vois pas bien comment, mais je leur fais confiance, ce sont des créatifs).
Étape 7 : se laisser emporter par le vent sud – sud-ouest qui est particulièrement fort en été à l'heure la plus froide du jour, c'est-à-dire 30 minutes après le lever du soleil.
Étape x en cas d'échec : résister à la torture. Je ne dénoncerai pas mes informateurs.
J'ai présenté cette stratégie à mes compagnons d'étagère, ils ne sont pas convaincus et ont cherché à me retenir.
Les insupportables manuscrits de Céline - je ne sais pas comment ils ont été au courant de mon projet – si bien protégés dans cette enceinte m'ont dit - : « Tu n'as pas besoin de sortir d'ici, l'évasion c'est d'être lue par des chercheurs et des étudiants et d'alimenter leur réflexion. » Les pellicules de Chéreau et Freund qui ont peur du soleil comme de la peste m'ont prévenue : « Qu'est-ce que tu veux aller faire dehors, tes couleurs vont passer au soleil. Au moins ici, on prend soin de toi et tu gardes bonne mine ! ». Enfin, ce sont les notes de l'historien Rovan qui ont déployé le plus grand effort à me persuader : « Mais attendez Mademoiselle, vous avez perdu la raison ! Vous ne pouvez pas disparaître comme cela, comme euh si vous n'étiez euh, si vous n'étiez pas une pièce de l'immeeense puzzle de l'Histoire ! Rendez-vous bien compte, vous êtes un témoignage pour les générations futures. » Puis, toutes les pages de ses notes glanées dans les archives ont défilé une à une et m'ont expliqué à quel point il était essentiel que je ne parte pas, que je reste ici et que je me contente d'être à la disposition de qui aurait l'idée saugrenue de venir s'enfermer dans une bibliothèque si loin du monde.
 
Ils ont tous raison au fond. Oui, nous sommes fascinantes comme ces bâtiments qui traversent le temps. Nous sommes des trésors à découvrir pour qui s'aventure entre nos lignes. Nous sommes riches d'un savoir qu'on ne voudrait pas voir disparaître. Oui, tout cela est vrai. Pour eux. Mais moi, je ne suis riche de rien. Je ne suis qu'un corps marqué de maux, de mots durs et puissants qu'on m'a posés dessus et qui se sont ancrés à en devenir indélébiles. Le temps n'a pas effacé la mort diluée ni la décomposition peu à peu, à l'intérieur, soudaine. Pas encore l'odeur – mon odeur cette fois que je pressens – froide et forte. Dans laquelle je vais finir – Les mots sont là, toujours là, cicatrices mal refermées sur ma peau, ils progressent comme un cancer et leurs larmes déteignent sur le fond de mon être. Moi, l'affiche qu'on a marquée d'une croix, je veux m'enfuir et que la pluie me lave, me baptise, me libère de ces lettres infernales.
Cela, cela ne s'explique pas, c'est quelque chose qui se comprend sans mots, entre ceux qui ont pris le même chemin escarpé, périlleux et hanté de démons. Colette et Beckett le savent, ils sont tout de suite devenus mes complices d'évasion.
 
***
Je vois la mer.
L'année a été longue depuis ma dernière sortie. Je désespérais de revoir la lumière quand j'ai senti l'étagère bouger. Le carton sortir, être transporté, posé dans le porte-livre et monté au rez-de-chaussée. L'archiviste a enlevé le couvercle et a donné la pochette à cette femme à l'air loufoque. En ouvrant la chemise gris clair, elle a tout de suite remarqué que je me distinguais du tas de feuilles régulières. Elle m'a ouverte et a lu attentivement mon appel à l'aide. Ses petits yeux bruns se perdaient complètement derrière une énorme paire de lunettes rondes. Elle n'avait pas l'air très futée. Heureusement, elle a été assez étourdie pour m'oublier sur le coin de la table.
Quand elle a rendu le dossier, ils ont remarqué que je manquais à l'appel. Ils m'ont cherchée pendant des heures, ils ont fait le tour de la bibliothèque cent fois. J'avais déjà eu le temps de me réfugier entre les chaudes pages de Colette. Après avoir fouillé tous les recoins de la bibliothèque, ils ont abandonné, découragés. Ils étaient tristes de m'avoir perdue, une si belle pièce ont-ils dit. Heureusement qu'ils m'avaient numérisée il y a quelques années, j'ai moins mauvaise conscience ! Une fois l'abbatiale vide et noire, tous les livres ont construit une tour de Babel qui m'a menée jusqu'au point le plus haut de la nef. Je touchais presque la voûte. Ils ont pris les câbles qui trainaient et ont installé une tyrolienne géante entre la clé de voûte et un carreau cassé de l'œil de bœuf. J'étais accrochée à un fil pendu à la tyrolienne. Ils ont fait une longue chaine et m'ont poussée pour me donner de l'élan. Ils m'ont lâchée.
Je me suis envolée, portée par le vent de terre qui emmène vers le nord.

Ce texte a été rédigé dans le cadre de la première résidence d'écriture du Centre d'écriture et de rhétorique, qui s'est tenue à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine en mai 2022, grâce au soutien de la Fondation Simone et Cino Del Duca.

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