Je regarde le sol. Je regarde le ciel.
Safi Achouri
Je regarde le sol. Je regarde le ciel. Et, je suis jaloux. A mes pieds, je ne vois pourtant rien, mais elle existe. Cette sorte de barrière, faite de traditions, de visions erronées et de discussions surannées au sein de salons feutrés. Simples choix, qui mènent à la mort d’un peuple. Ambitions politiques, qui mènent aux tensions infinies. J’étouffe et me voilà enfermé en extérieur. Je voudrais alors crier cette volonté de sortir, de m’enfuir et d’aller où je souhaite. La terre qui est aussi mienne, m’est interdite. Drôle de situation, exclu de chez moi. Alors, oui, je l’observe cette masse nuageuse, à l’éclat blanc dans le soleil coruscant et évidemment, le frisson de liberté me saisit. Elle danse à l’humeur du vent, sans barrière et sans carte à suivre. C’est comme si la force des frontières était inversement proportionnelle à la hauteur dans le ciel. Soudain, imagination. Je pense trivialement : existe-t-il une place, assurément très haute, où l’espace est nôtre en plénitude ? Je ne sais pas, mais je voudrais y être et là, tout de suite, je crois que le nuage que je vois, y a droit. Ma seule manière d’y avoir droit serait d’être nuage. Je me remémore alors les ingrédients. Des gouttelettes. De l’air. Une bonne dose de hauteur. Et puis, un peu de magie. Se suspendre aux lianes du ciel, ne me parait pas exercice physique des plus simples et même s’il est expliqué, je veux croire qu’il y a quelque chose de l’ordre du magique derrière tout cela.
Pour l’instant, je dois fuir la guerre. Mon pays est détruit. La violence qui m’entoure, est devenue une habitude. Au détour d’une rue, d’un magasin et à l’intérieur même des maisons, c’est la peur qui réside. Habitante indésirée. Dans le tumulte, le calme est présent. Cette sorte de calme bruyant, qui nous maintient et qui nous inquiète. Et, puis, il y a des moments qui font rupture et qui bouleversent. Une première détonation. Puis, une seconde. Une troisième. La logique arithmétique s’emballe et je perds le compte. Humainement impossible. Tout le monde court dans une danse infâme. On cherche à s’abriter, à se protéger et à s’enfuir, à entrer et à sortir. Le ciel, teinté d’un gris guerrier, pleut des bombes par myriades. Je ne peux à cet instant m’empêcher de croire que c’est encore lui qui me défie et se moque. Ce nuage là-haut, inatteignable et qui m’attaque avec dédain, je le hais. L’intensité du combat ne veut faiblir, et je ne reconnais plus cette terre. Pourtant, dans la nuit, à la lueur de quelques étoiles et sous l’air frais, un moment de répits suspendu survient. Cela fait des jours que les bombardements durent et tout le monde sait que lorsque le soleil reviendra, il rimera aussi avec retour de l’acharnement. La vie reprend donc la nuit, avec le sentiment et l’angoisse du lendemain. Dans le reste de l’appartement qui nous reste, je me tiens auprès de mes parents et la discussion de la fuite surgit encore.
Fuir ? Mais à quoi bon ? Pour rencontrer plus loin, ce que nous vivons ici. Et être seul dans ce combat ? Pire encore, pour mourir lors de la Grande Traversée. Espoir ne vaut pas vie malheureusement. Et puis, cette terre est bien nôtre et la laisser, c’est la donner à ceux qui nous arrachent déjà le calme. « Je préfère rester, je ne veux pas vous laisser », dis-je à mes parents. Leur décision était pourtant prise, je partais demain et ils avaient déjà payé un passeur. Aucune négociation. Les pleurs. La colère. Je les haïssais d’amour ou je les aimais de haine. Et dans mon sanglot, je les étouffais dans mes bras, espérant qu’en les serrant plus rien ne pourrait nous atteindre. Demain, aura lieu le départ vers l’est dans l’espoir de trouver la paix et d’être rejoint plus tard par Yemma et Bebba, en sécurité. Le chemin serait long et sinueux mais la vie, ici, était invivable. Lors de cette dernière nuit, je crus mourir. Le temps s’allongeant, il ne me laissait pas de respiration, maintenant l’entièreté de mon être en éveil et attente. Mais, en attente de quoi ? Je ne savais pas. Les pensées confuses et l’esprit brouillé, je tentais de plonger en sommeil profond. En vain. Quel que soit, la réflexion amorcée – fut-elle sur la considération la plus lilliputienne et anecdotique de nos vies – aboutissait sur la fuite. Car tout menait à la guerre et la guerre menait à la fuite. Cycle sempiternel. Et, la fuite me poussait au nuage. Je le critiquais tant dans son habit aérien, lui qui fuyait, rois des horizons, toutes situations dangereuses. Or, à cet instant, l’observant au travers du carreau de sable fondu de ma chambre, je me disais que le faible, c’était moi. Deux frères donc, mais ennemis. Lui fuyant par liberté. Moi, saisissant de lâcheté. Impossible sommeil…
Le lendemain fut celui du grand départ. Dans un sentiment flou et je crois presque oublié, mélange de tristesse et de colère, je quittais mes parents. Ce fut aussi dans les pleurs, comme une prémisse de la douleur qui m’attendait plus loin. La première étape fut, pour la plus grande litote, difficile. Il fallait traverser sous un soleil de plomb, les mains vides, le cœur sec, malade de l’absence. Seules quelques gouttes d’eau rythmaient mon voyage. Le groupe que je suivais semblait porté les mêmes caractéristiques avec en toile de fond cet espoir : l’espoir de respirer, d’une vie loin de ces bombardements. Quoi qu’il en soit, nous avancions lentement, mus par ce désir certes mais aussi par les pressions de ce que nous appelions les guides. Derrière ce nom sage, l’horreur, l’avidité et l’instrumentalisation de la misère. Ces quelques hommes étaient ceux chargés de nous amener jusqu’à la mer. Il avait fait de cet infâme commerce, leur style de vie et de pensée. Là, où l’humanité devrait pleurer la violence de quitter son chez soi, sa Yemma et son Bebba, eux y voient ressources économiques. Soit. Nous étions condamnés. Ne pouvant faire demi-tour. Ne sachant point où nous allons. Et là, encore, je te regardais. Toi, nuage, qui est si beau et si haut. Tu as donc ce que je n’ai pas. Douceur de lait, ton univers est donc immense. Fortuné, je te déteste. Tu es tout ce que je ne suis pas…
Finalement, la côte parvient à nos yeux. C’est le début de l’horreur. La traversée s’annonce dure car il pleut en mer. Enfin, cela ne nous est pas dit mais les plus alertes l’ont déjà remarqué et peu à peu, la rumeur s’étend dans le groupe. Peur de la tempête ou peur de rester ici ? Unanimement, tout le monde prend le risque. Sans aucune surprise donc, la traversée est horrible. Les gouttes coulent sur nos corps imbibés, qui pleurent autant que nous. Le temps est infini et la mort est présente à tout instant. Le Zodiac, au moteur éreinté, continue et se bat. Fluctuat nec mergitur. Le périple aurait pu être simple mais il a fallu que tu sois narquois. Tout là-haut. Petit nuage hautain. Tu as tout et tu ne donnes rien.
Heureusement, après de longues heures, peut-être des jours, assoiffés et détruits, nos corps parviennent à embrasser la Terre. La Terre du renouveau. Paradoxalement, le fond de tout mon parcours tient dans cette idée que le retour chez moi se fera un jour, à l’aube de la paix. Je l’attends avec impatience. Pour l’instant, le chemin est encore long et il sera dur d’être accepté ici. Le racisme ambiant ne met pas longtemps à se faire jour. Le traitement des autorités le transpire et leurs regards portent avec eux une haine, qui attristent alors même qu’ils observent la misère et la détresse humaine. Arrivé au lieu de l’espoir, l’Humanité ne semble pas y exister non plus…
Après des années désormais passées ici.
Je regarde le sol. Je regarde le ciel. Et, je me rends compte que nous sommes les mêmes. Cher nuage, tu divagues à la recherche d’un bonheur lointain et nous ne savons jamais s’il est atteint. Depuis les Hommes, eux aussi, ont pris le contrôle de toi. Que n’est-il pas sensé de vouloir t’encenser ? À quoi bon ? Le cœur serré, nos conditions sont les mêmes. Toi, tout là-haut. Moi, tout en bas…