instant de vie
5 min
Je déteste les retours à Paris
Aurélien Chatillon
Je déteste les retours à Paris. A chaque fois c'est pareil. Avant de partir, j'ai peur de m'ennuyer en Bretagne, de laisser derrière moi mes instruments de musique et mes consoles de jeu, mes disques et mes quelques amis. Et puis au bout d'une semaine passée en deux jours, remplie de balades à la plage, de peinture, lecture et surtout de rien, je ne sais pas vraiment si je veux rentrer. Mais je n'ai pas le choix, j'ai des obligations ici. "On a toujours le choix" disent certaines personnes. Je leur réponds que oui, on a toujours le choix de se plier aux règles ou de crever la gueule ouverte. Oh liberté chérie, merci à toi de me permettre de choisir ! Non, malheureusement, je n'ai pas le choix, j'ai un emploi et un billet non-remboursable Saint-Malo - Paris Montparnasse.
Alors dans le train, c'est toujours pareil. Je regarde le paysage défiler, je cherche de la place pour mes pieds dans ces espaces trop exigus de seconde classe, j'ai des envies de meurtre à chaque fois que le conducteur nous interrompt à travers le micro de sa cabine pour nous recommander son wagon bar en voiture 14, avec son café en poudre plus cher qu'un capuccino aux Deux Magots. Je déteste le train. Je déteste mon voisin qui écoute sa musique trop fort dans ses écouteurs, et qui n'a pas l'air de comprendre que l'accoudoir commun est fait pour nos deux coudes. Je déteste cette personne qui répond à son téléphone sans prendre le soin de se déplacer dans les espaces dédiés entre les wagons, et qui expose sans gêne sa vie sexuelle aux cinquante inconnus qui partagent son air. Je déteste par-dessus tout ces parents qui laissent leurs gamins se gueuler dessus à coup d'ultrasons, et courir dans les allées en se chamaillant, sans jamais les reprendre. Je suis sûr que la plupart des tueurs en série découvrent leur vocation dans les trains de la SNCF, entre deux gosses trop mal éduqués. Si on voulait vraiment retrouver Xavier Dupont de Ligonnès, il suffirait de traquer les caméras de toutes les gares de France, on le verrait forcément sortir en fulminant de son Marseille - Lyon, les poings serrés dans son k-way.
J'arrive à Montparnasse vers 14h. Il fait gris et froid. Je n'ai aucune envie de rentrer chez moi. Les gens quittent le train en file, semblant savoir où ils vont. Certains sont attendus par des amis, par des proches. D'autres repartent seuls. Je fais partie de la seconde catégorie. J'erre dans la gare, à la recherche d'une échappatoire. Je refuse de rentrer chez moi. Tous ces gens attendus, ils doivent être contents de rentrer, peut-être même hâtifs. Ils savent que quelqu'un les attend, que leur arrivée à un témoin. Même ces gens accueillis par des taxis me semblent plus satisfaits. Ils n'ont aucun lien particulier avec le chauffeur, simplement quelques lettres sur un bout de carton, et pourtant ces quelques lettres prouvent au moins leur existence aux yeux du monde. J'existe bien, puisque cette personne m'attend, qu'elle connaît mon nom, mon adresse et mon RIB. Et qu'ils sont chaleureux, ces taxis ! Depuis qu'Uber a détruit leur profession, ils sont encore plus aimables qu'à l'accoutumée. On devine un reste lointain de sourire derrière ces bouches droites, sèches, qui leurs donnent des allures d'aimables bulldogs. Toujours vêtus de nuances de noirs, ils vous donnent l'impression d'être importants, ils sont comme des gardes du corps personnels.
Tandis que je les observe, je remarque que l'un semble me saluer. Que me veut-il ? M'a-t-il confondu avec quelqu'un d'autre ? Pendant que je me pose ces questions, mon corps, lui, continue sa course. Voilà que je me vois, avançant naturellement vers cet homme que je ne connais pas, sur le carton duquel sont notées ces 7 lettres : THIERRY. Voilà un prénom qui me parle, Thierry. Je le vois bien, Thierry, lui et sa quarantaine bien entamée, ses cheveux courts, presque rasés, qui commencent à grisonner ici et là, son habituelle dégaine de diplômé d'HEC, toujours en costard sombre, son allure svelte, son goût aussi prononcé qu'inavoué pour Michel Sardou et la chanson "Confidence Pour Confidence". Thierry est probablement marié, du moins il a deux enfants. Il est divorcé de sa première femme. De toute façon, la moitié des mariages finissent en divorce, dont la moitié encore finit en couples dysfonctionnels mais qui restent soudés par la peur de mourir seul.
"Thierry ?" me demande une voix qui me sort de mes divagations sans fondements. Et avant même que j'aie le temps de répondre, ma tête acquiesce, réagissant automatiquement, comme à un appel d'air. Le chauffeur tente de démarrer une conversation, me demande comment s'est passé mon voyage, si je tiens le coup. J'ai l'impression d'avoir accès à un service de luxe, ça me change tellement de mon habituelle ligne 13 en solo vers Porte de Clichy, avec sa ribambelle d'odeurs insolites et d'interactions lunaires. Pourtant, je n'ai aucune envie de lui répondre, ça m'irrite même franchement. Si j'étais une célébrité, je serais du genre grosse tête imbitable, j'ai horreur de parler quand je ne suis pas d'humeur. D'ailleurs dans ces moments il vaut mieux que je me taise, c'est plus agréable pour tout le monde. Je lui réponds donc trois demi-mots histoire de lui tenir un semblant de compagnie, puis je m'installe confortablement à l'arrière de sa berline.
Heureusement, le chauffeur comprend vite que je ne suis pas du genre bavard affable, et il allume la radio sur une station un peu kitsch. Au fond, je suis certain que ça ne le dérange même pas, et qu'il doit être content de ne pas avoir à se forcer d'avoir un ersatz de conversation sans intérêt avec chacun de ses clients. De mon côté, je penche la tête vers la fenêtre et essaie de deviner la destination. Rue du Départ, pour l'instant difficile de me projeter. On passe devant le McDo, et on tourne directement à droite sur le boulevard Edgar Quinet, vers le cimetière. Coup de chaud. Ce serait bien ma veine que le premier taxi que je trouve m'emmène à l'enterrement d'un parfait inconnu. Déjà que j'ai du mal à embrasser toute ma famille lorsqu'on se retrouve. Il y a toujours un grand-oncle qu'on a déjà vu mais dont on ne se rappelle jamais le prénom. D'ailleurs lui non plus ne se souvient très probablement pas du nôtre. On se contente de se faire la bise en souriant. Ceci-dit c'est peut-être ce rôle que je peux jouer, celui du cousin lointain un peu oublié. Mais regarde comme je suis habillé aussi. Ça, ça ne trompe pas. Pourquoi fallait-il que je porte mon vieux sweat Kellogs jaune poussin. Ça ferait beau sur les photos souvenir.
Tiens, on tourne à droite, rue Emile Richard. Tout ce sang d'encre pour rien. Le voilà déjà loin, le cimetière du Montparnasse. Avec du recul, ça aurait pu être amusant. Pas sur le moment, c'est sûr, j'aurais eu des montées de chaleur incontrôlées et de longs moments de gêne avec une famille que je ne connais pas. Mais ça m'aurait fait une anecdote. Moi qui voulais sortir du quotidien, voilà quelque chose que je n'aurais pas fait tous les jours. De toute façon, je ne sais toujours pas où ce taxi m'emmène. On commence à vraiment s'enfoncer dans le quatorzième. Ça fait déjà cinq minutes qu'on roule sur cette longue rue à sens unique, et je ne reconnais rien autour de moi. Quelques bars ici et là, des immeubles d'habitation surtout. Puis la route s'élargit, l'horizon aussi. Les petits immeubles serrés font place aux grandes barres immondes. On doit arriver en banlieue. Porte de Châtillon. Là, je me laisse guider. J'abandonne. J'espère seulement qu'on ne va pas trop loin. Il faudra bien que je rentre dans ma vie à un moment.
Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "De la lecture vers l'écriture" dispensé par Isabelle Carré au Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre de printemps 2022.
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