Eclipse

Gabriel Pham

Gabriel Pham

L'endroit n'a pas de limites. Il est d'une solitude absolue. La lumière dorée du pôle Nord englobe les plaines et les arrache au temps. Plus rien ne passe, plus rien ne court. Seulement le vent qui souffle et rafraîchit les oreilles de quelques courageux aventuriers. Là-bas dans le grand froid, seul un cocon de neige peut survivre. Le reste s'engouffre irrésistiblement dans une hibernation fantastique. Le rêve semble chaque fois plus proche et pourtant le climat glacial et la rudesse du paysage rappellent constamment l'impossible évasion de réalité. Même ici, le mal est présent, les épaisses mauvaises herbes détruisent les plaines, œuvres anciennes d'animaux sauvages désormais disparus.
C'est une mer de couleurs. À la voir, on se dit que les impressionnistes n'ont rien inventé. La flore est capable de merveilles : d'abord, la plaine nous apparaît verte. Certes d'un vert estragon qui tend vers le jaune mais cette étrangeté ne nous perturbe pas au premier regard. C'est qu'il faut du temps pour apprivoiser la toundra. Certains y ont mis une vie entière, d'autres n'ont jamais réussi. Il faut savoir s'arrêter. Pour nous les humains, c'est la chose la plus difficile à faire.

Quand il s'agit de vivre, le mouvement rassure quand la lenteur effraie.

Et pourtant c'est seulement là, dans une agonie vitale, au bout d'années et d'années à contempler, que le paysage change. Peut-être est-ce dû aux rayons du soleil qui, se couchant, modifient leur angle d'incidence. Peut-être pas. Peu importe, le spectacle commence. La plaine auparavant verte se transforme en un tapis de mousse brun doré. Au loin, en bas de la montagne, l'étendue de verdure se charge de cuivre et un large ruban d'arbustes de couleur jaune paille, de la famille des graminées ou bien des chaméphytes, scinde l'immensité avec la douceur du froid des régions du Grand Nord.

À des milliers de kilomètres de là, le sud-ouest français est une terre calme. Elle sent le soleil, l'ail et le jazz. Là-bas, il n'y a presque personne. Comme si les gens s'étaient interdits les trop beaux paysages, comme s'il ne fallait quand même pas trop rêver, que certaines choses devaient rester inaccessibles.
Le petit village s'est édifié, comme beaucoup d'autres, en haut d'une colline et le paysage dont la vue unique nous est offerte par un ancien presbytère aux fenêtres bleues est, somme toute, assez classique. Ce qui lui confère sa singularité c'est sa capacité à se métamorphoser dans chacune des mémoires qui ont peuplé ce lieu.
Il y a des longs champs de tournesol. Au loin les monts découpent le ciel telles les dents d'un crocodile déchiquetant leur proie. À l'horizon, quatre arbres composent un fragile théâtre d'ombres chinoises : ce sont les Dalton, un nom de scène qu'ils doivent à leur alignement parfaitement décroissant. Une seule route mène au village. Cette route, les habitants l'empruntent tous les jours pour aller travailler et pourtant vue d'en haut elle ne semble mener nulle part tellement elle s'entortille jusqu'à exploser vers le ciel.

Ce jour-là, pourtant, dans deux endroits séparés par une vie, le soleil, emporté par une intense fatigue, vient de fermer les yeux, arrachant dans son sommeil le charme doux et coloré qui conférait à la vue toute son utilité.

De mon côté, pour échapper au temps, j'économise un peu d'argent dans le but de me construire une fusée.
Avec une fusée, j'irais en orbite !... enfin non... pas en orbite... cela me contraindrait trop à rester près de la Terre. J'irais plutôt dans l'espace, à la limite de l'attraction humaine, loin de toute pesanteur matérielle et spirituelle, pour échapper à la grossièreté et l'inconsistance. J'enfilerais alors ma combinaison d'astronaute et je sortirais dehors, dans le froid glacial de l'univers. De là je contemplerais la Terre d'en haut, éternelle première fois. Puis, dans un mouvement ample et las, je me retournerais en direction de l'infini, plus obscur que l'obscurité, là où le néant ne se rencontre même pas.
Quelques minutes plus tard, peut-être quelques heures, peut-être quelques jours, après avoir coupé le dernier cordon qui me rattachait à cette humanité à jamais assombrie, je donnerais une légère impulsion à mon corps vers l'inconnu. Et je paniquerais. Là, tout seul, à ressentir pour la première fois la véritable angoisse. Pourtant, au bout d'un moment, je n'aurais plus peur de rien car même le rien ne sera plus un danger. Et mon angoisse s'apaisera.
Dans une bouillante extase, je me blottirais au creux du sommeil divin pour enfin me laisser mourir. Et je deviendrais la première personne à ne plus être tout en continuant d'être en mouvement.

Vous avez déjà essayé, vous, de périr en mouvement ?...

... d'atteindre la vie dans la mort.

Ici, on lit et on écrit des histoires courtes

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