Ceux qui savent

Antoine Colas

Antoine Colas

Ceux qui savent

Je n'ai pas remis les pieds dans ce bureau depuis dix ans. 

Il n'a pas changé. Le même fauteuil en cuir, les mêmes objets sans âge et les photos sur les murs où des hommes de pouvoir se serrent la main avec cérémonie. Tout est resté à sa place. En apparence.

Il y a aussi ce sablier au milieu de la table basse. Un sablier en bois clair, léger, immuable. Il n'appartient à aucune époque, ni à aucune fonction. Personne ne peut dire qui l'a posé là, ni d'où il vient. 

Je me dis, et c'est absurde, qu'il sera là pour toujours et qu'il ne se souviendra même pas du regard que j'ai posé sur lui. 

— Tu bois quelque chose ? 

Il n'attend pas ma réponse. Il appuie sur la commande intégrée au bureau, vestige d'une époque où la modernité se nichait dans le mécanisme discret d'un faux tiroir. Je lui fais un signe de la main. Non. Accepter trop vite serait dire oui à quelque chose sans savoir à quoi.

Je regarde à nouveau le sablier. 

Je me demande s'il le retourne souvent. Tous les jours ? A heure fixe ? Un rituel qui le rassure. Peut-être qu'il croit encore qu'il contrôle quelque chose. C'est étrange ce besoin qu'on a, tous, de faire semblant d'agir sur le temps. De vouloir ralentir l'inéluctable par de petits gestes.

— Tu enseignes toujours ?
— Oui.
— T'as pas voulu revenir ici ?
— J'ai préféré le silence au décor.
— C'est un point de vue.

Il sourit. Il a ce visage que certains hommes développent avec l'âge, fatigué d'avoir trop retenu, trop su. Un visage sculpté par le poids du secret plus que par le passage du temps. Il garde l'élégance passe-muraille de ceux qui ne veulent pas attirer les regards et affecte encore la fausse simplicité des caractères complexes.

J'ai vieilli aussi. J'ai les tempes grises, plus que je ne l'imaginais. Je ne fais plus semblant d'écouter quand ça ne m'intéresse pas. C'est l'âge que j'attendais. Je vis seul et les autres ne me manquent pas. Je suis rentré dans le temps additionnel. 

Il s'assied. Je reste debout. Je sens que ça le dérange. Tant mieux.
— Pourquoi tu m'as fait venir ?
— Parce que j'ai besoin de toi.
— Tu plaisantes.
— Pas du tout.

Il retourne le sablier. Un simple geste de la main, presque désinvolte, comme s'il effaçait une poussière sur la table. Je l'observe, amusé. Il croit que cela va m'impressionner. Il pense toujours que tout se joue dans les gestes. C'est son côté théâtral. Il a le goût de la mise en scène. Je me souviens de tous ses trucs.

— Une histoire qui risque de sortir. Un rapport. Des archives qui n'auraient pas dû rester là où elles sont.
— Qui parle ?
— Quelqu'un du premier cercle.
— Le tien ?
— Le nôtre.

Je m'assois finalement. Je veux savoir. Je replonge vite. Même pour le misérable petit tas de combines que je croyais avoir oubliées. La drogue est dure. L'addiction est définitive. Je ne suis même pas surpris.

Je l'incite à poursuivre. Je scrute son visage. Lui évite mon regard. Il parle en fixant un point imaginaire, derrière mon épaule, comme s'il récitait une fable. Il parle et il croit qu'il agit.

— Tu te souviens du dossier Balthus ?
— Evidemment.
— Il y a des noms dedans. Des documents. Des photos. Des choses qu'on aurait dû détruire. 
— Apparemment pas assez.

Il soupire. De lucidité. Pas de lassitude. Il sait qu'il a tenu trop longtemps. Qu'on ne marche pas sur un fil sans perdre l'équilibre, un jour.

— Tu veux que je fasse quoi ?
— Rien de visible. Tu participes toujours à des conférences ?
— Oui.
— Il y en a une à Berlin la semaine prochaine. J'aimerais que tu prennes un café avec un type. C'est tout.

Il me tend une enveloppe. Il a gardé cette manie : pas de mails, pas de textos, du papier. Toujours du papier. Il a le souvenir des vieilles liturgies. Il veut pouvoir brûler ce qu'il dévoile.

Je prends l'enveloppe. Je ne l'ouvre pas. J'attendrai d'être dehors.

Il regarde de nouveau le sablier.
— Tu sais, on ne revient jamais en arrière. On croit qu'on peut, mais en fait on fait juste semblant. On change les bords, mais le centre est pourri.
— Alors pourquoi tu continues ?
— Pour voir ce qui reste.

Je me lève. 

Il attend une réaction. Un acquiescement tacite. Une promesse. Il sait que les histoires comme celle-ci finissent rarement là où on les avait prévues. Mais je me souviens. Les illusions n'ont plus leur place. La confiance n'est qu'une idée. Ceux qui y croient encore n'ont pas vécu assez longtemps ici. 

Je le salue sans chaleur. 

Dans le couloir, je croise une jeune femme en tailleur. Elle marche vite. Elle sourit trop. Cette génération a une inquiétude dans les yeux, comme si elle pressentait que tout va s'effondrer, mais sans savoir quand. Le monde vacille mais elle ne sait pas ce qu'elle a le droit d'espérer. Je n'ai aucune réponse à lui offrir. L'expérience des uns ne sert jamais aux autres.

Je descends l'escalier. Je touche l'enveloppe dans la poche intérieure de ma veste. Je pense au nom qui y est inscrit, au dossier qui doit disparaitre une nouvelle fois. 

Je ne sais pas jusqu'où j'irai. C'est le piège. On croit pouvoir s'arrêter à temps mais cet instant-là passe généralement sans faire de bruit. Je redeviendrai peut-être invisible. C'est facile. 

Je pense à cette phrase qu'on nous répétait, au début : "Ceux qui veulent faire l'Histoire ne doivent pas avoir de mémoire." C'est faux. Il faut juste savoir quoi garder, et quand faire croire qu'on oublie.

La nuit est tombée. Le sable s'écoule sans jamais remonter.

Ici, on lit et on écrit des histoires courtes

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