77, boulevard de Romainville

Charlotte Montier

Charlotte Montier

Port Jules de Blosseville.

Quand Éric est affecté au quart de la matinée, Vandres-sur-Mer baigne encore dans la pénombre. Il aime cet instant. Pas de trafic, pas d'éclats de voix. Le grand silence. Rien que la tiédeur de la nuit se mariant à la fraîcheur de l'aurore. L'odeur des embruns en plus. Depuis sa fenêtre, il aperçoit le port Jules de Blosseville au loin. Le cœur battant de cette ville de 29 000 habitants. Plein sud. Des portiques et des grues hautes comme des immeubles en dessinent la silhouette aérienne tandis qu'au sol s'alignent des conteneurs multicolores. Là-bas, dans cette grande aire qui couvre les quartiers de La Corderie et de Bougainville, règne une tout autre agitation qu'il rejoindra bientôt. L'activité portuaire ne connaît pas de répit. De jour comme de nuit, inlassablement, les navires déversent leurs conteneurs. Déchargement. Chargement. Un ballet incessant sur fond de bruissements métalliques. Lorsque le vent se lève, il emporte les sons du port et celui de l'arrivée des bateaux jusqu'aux fenêtres d'Éric, rue Duby.

Avant 6 h, après avoir garé sa voiture sur l'immense parking boulevard de Romainville jouxtant l'entrée du port et longé les murs épais encerclant toute la zone portuaire, il rejoint le bloc de pause de son entreprise, Manuport, où ses collègues s'agglutinent déjà autour de la machine à café. Les anciens saluent les jeunes et réciproquement. Ils se connaissent de toute façon presque tous. Cousins, petits-fils de, neveux. Avec ses 700 dockers, le port de Blosseville forme une famille. Une famille au sens élargi. Il y a encore quelques années, les dockers se retrouvaient de bon matin au Bureau central de la main-d'œuvre dans le quartier Sud aujourd'hui en reconversion. Le bâtiment s'est transformé en salle de concert et c'est avec une certaine nostalgie qu'Éric passe de temps à autre devant cet ancien symbole des grandes heures de la fraternité de la profession. N'empêche qu'il a aussi gagné au change depuis que les dockers sont devenus salariés : plus de carte de pointage, de meilleurs équipements et nul besoin de jouer des coudes chaque matin devant le patron pour décrocher du boulot.

Café avalé et gobelet jeté, on s'équipe. On se tourne vers les casiers du hangar et on troque sa tenue de ville pour son bleu de travail. Vêtus de casquettes de sécurité et gilets fluo semblables, ils forment ce qu'on a coutume d'appeler le « corps des dockers ». Les collègues du quart de nuit sont de retour, on peut y aller. Direction le port autonome après avoir passé le point de contrôle du quai Ouest en montrant son badge et quitté les entrepôts, non sans un bref salut aux dockers mécaniciens qui réparent les chariots cavaliers assurant le transport des conteneurs dans les ateliers. Face à la recrudescence du trafic ces dernières années, la sécurisation de l'enceinte portuaire a été renforcée. Des murs hauts palissés de grillages et de barbelés les encerclent. Une vingtaine d'agents de la sécurité portuaire, armés, patrouillent entre les différents terminaux. On s'enfonce dans un labyrinthe de hangars et de quais entre lesquels sillonnent des voies de chemins de fer et des camions.

Le vent fouette. À l'approche du terminal de Bonne Espérance, le paysage se pare d'un dégradé de bateaux allant de la barque cargo au tanker. Enfin la mer; lieu de noces entre béton armé et océan, célébré par le cri des mouettes qui, depuis quelques jours, ne rient pourtant plus. En hauteur, les portiqueurs manient avec plus de prudence leur embarcation terrestre : un monstre d'acier au sommet duquel, à 53 mètres du sol, se meut une cabine qui avance et recule dans un mouvement fluide. Mais la météo n'est pas clémente. Les jours de grand vent comme Vandres-sur-Mer en connaît fréquemment, le portique, qui habituellement vibre et ondule faiblement, devient frémissant. Depuis sa cabine au sol transparent, le portiqueur peut voir les câbles du spreader s'agiter. Un conteneur vient d'être prélevé dans une des cales de l'Emirates Asante en provenance du Liberia. Ce n'est que le premier d'une longue lignée. Les entrailles de la coque du navire sont profondes.

Au sol, l'univers sonore est saturé de cliquetis : des rouages, des câbles et des courroies s'entrechoquent. Les dockers s'affairent. Déchargement en cours. Une fois que la boîte a rejoint la terre ferme, Éric la dirige jusqu'à la remorque d'un camion. Il salue le fils de Jean installé au volant. La plupart du temps, ce sont des jeunes qui conduisent les Clark et Manitou en tous genres. Après avoir passé leurs permis au sein du port autonome, ils se font la main sur ces convois exceptionnels avant de rejoindre, peut-être, les sphères aériennes des portiqueurs.

Les cloches de Notre-Dame-de-la-Mer sonnent à neuf reprises. Portées par le vent, elles tintinnabulent jusqu'à l'enceinte portuaire où les sons s'affranchissent des murs épais de cet univers bien à part.

Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "Ici et là, partout, ailleurs : l'écriture des lieux" dispensé par Maylis de Kerangal, titulaire de la Chaire d'écrivain en résidence du Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre d'automne 2020.

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