instant de vie
4 min
70, rue de Bernissol – Soir de match
Angèle Grandin
Avec les copains dockers, il sort du travail vers 18 h, puis ils se mettent très vite en route vers le tram, ils vont encore devoir traverser toute la ville mais ça va, ils sont tous ensemble au moins, et ils peuvent discuter pendant que les murs de Vandres défilent, avec les portes comme taches de couleur au milieu des murs flous, avec juste la nécropole qui dépasse, de toute façon il le connaît par cœur, lui, le trajet des docks au stade, il ne regarde plus dehors, il l'a fait trop souvent.
Ils discutent de leurs possibilités de victoire, c'est le derby annuel entre le Stade vandrais et Cambremer, l'autre ville moyenne de la région. Ils n'ont plus gagné depuis des années mais ça ne les empêche pas d'aller au stade, une vraie déferlante violette et bleue, ils vont chanter jusqu'au dernier coup de sifflet pour encourager les gars. Qui sait, peut-être que cette année sera la bonne. Ils vont faire taire les Cambrésiens, même si leur équipe gagne on ne les aura pas entendus, en plus leur ville a le nom d'une vieille dame de la littérature, un personnage de Marcel Proust, c'est le maire qui l'a dit, et depuis on les appelle « les mamies », les mamies sont sur le terrain, et c'est encore plus rageant quand ils les battent, mais les scores se resserrent à chaque fois, le dernier derby, ils les ont presque eus.
Le bruit dans le tram devient infernal, tous les supporters entrent petit à petit et s'apostrophent dans tous les sens, et on parle de plus en plus fort, les groupes d'amis se mélangent, on est tous amis de toute façon, contre les Cambrésiens, il voit son collègue Éric dans le tram et l'appelle, « hé Éric ! », mais Éric ne répond pas, il est trop occupé à raconter ses petites blagues à son groupe, un vrai boute-en-train.
On arrive enfin au stade, avant-dernier arrêt du tram 2, l'arrêt d'après c'est le zoo, mais ça fait longtemps qu'il est abandonné, ça coûte trop cher de toute façon, tous ces gros trucs à entretenir, lui, il ne voit plus jamais personne y descendre, sauf parfois les familles de promeneurs le dimanche, qui veulent montrer à leurs enfants à quoi ça ressemblait, lui n'emmènera jamais ses enfants là-bas, ça lui fout la frousse les cages abandonnées et les fantômes d'animaux qui ne sont plus là.
Tout le monde sauf leur groupe commence à sortir les billets argentés, avec la date du match, avec les copains ils ont la carte saison, ça aurait été dommage de payer pour chaque match, même si le billet de ce soir est particulièrement beau, ils ont fait un effort de présentation.
« Stade Fabrice Legallet », dit la voix du tram juste avant que tout le monde ne sorte, le vieux va encore leur raconter l'histoire de Fabrice, un bon gars, il entraînait l'équipe des poussins, jusqu'aux grèves de 92 sur les docks, ça avait suivi à Vandres, Fabrice avait des copains dockers, il est venu et il lui est arrivé un truc, les gens n'en parlent pas trop, personne sait exactement comment c'est arrivé, mais Fabrice n'est jamais revenu des docks, ça a stoppé la grève direct, les dirigeants du port ont renommé le stade en son nom et depuis personne n'en parle, sauf le vieux avant chaque début de match. Il était ami avec Fabrice Legallet, ça s'oublie pas. Au moins le nom du stade a une histoire, il n'a pas juste le nom de l'entreprise de chantiers navals de la région, c'est eux qui l'avaient payé, et ils voulaient le montrer.
Le stade Legallet est une institution de la ville maintenant, c'est là qu'il passe la plupart de ses vendredis soirs, quand ils ne jouent pas en extérieur, et il adore voir les gens, tout le monde vient, tout le monde se mélange, il retrouve plein de connaissances de son quartier, ceux avec qui il a de vraies conversations, et ceux à qui il adresse juste un hochement de tête, pour se montrer qu'ils se connaissent, on se respecte même si on ne se parle pas. Il y a des petits qui courent dans tous les sens, les siens sont un peu trop vieux maintenant, et ils se sont jamais intéressés au foot, en tout cas pas autant que lui. Il voit un des camarades de son fils, le jeune Ethan, il est en décrochage scolaire apparemment, et il a encore la gueule cassée, c'est ça d'aller traîner n'importe où. Il fait la queue à la buvette, un peu avant eux, et le vieux continue de raconter ses histoires pendant qu'ils attendent le traditionnel bière-hotdog-frites, il raconte encore les exploits de Fabrice avec l'équipe junior, c'est lui qui a découvert le meilleur attaquant formé à Vandres, qui joue pour un autre club maintenant, il est une ligue au-dessus, mais il revient encore parfois voir les matchs. Le vieux s'agite, il crache toutes ses anecdotes dans de petits glaviots de sang, ça l'inquiète un peu, mais il se dit que tant que le vieux radote, il ne peut pas être si mal que ça.
Une fois les snacks commandés, ils se dirigent vers la tribune J, c'est leur tribune de cœur, celle des supporters les plus motivés, ils restent debout tout le match et ils lancent les chants depuis là-bas, la ola commence toujours dans la tribune J. Il fait venteux aujourd'hui, ils ont tous gardé leur pull sous leur t-shirt de supporters, lui sort son drapeau, avec l'espadon sur blason violet et bleu, sa femme l'a recousu l'année dernière, il commençait à s'user, « prêts à vous transpercer » marqué dessus, c'est le slogan de l'équipe, il le trouve pas très imaginatif mais il le chantera autant qu'il faudra pour encourager les gars.
Il regarde les gens s'installer dans toutes les tribunes, le stade peut accueillir presque trente mille personnes, c'est tous les supporters de la ville et des villages alentour qui viennent le remplir. La tribune J c'est celle qui est au milieu, sur un des longs côtés du stade, ils voient tout le match parfaitement, comme les VIP dans la tribune d'en face, c'est un des rares stades où la tribune populaire, celle qui vibre et qui crie, est restée dans ce coin-là, ils sont tous derrière les buts sinon, quelle tristesse. La tribune des supporters adverses lui fait aussi un peu pitié, seule dans son coin, derrière les cages, on les voit à peine, pourtant ils se sont déplacés en nombre, ils aiment le derby autant que les Vandrais.
Tout le monde est installé, ils vont commencer à chanter bientôt, l'hymne lui fait chaud au cœur, les espadons flottent dans toute la tribune. Juste avant le coup d'envoi il y a un moment de silence, le stade entier est muet et retient son souffle, on entend juste vaguement les oiseaux, même les piafs chantent pour l'équipe, il se dit que c'est bon signe, ce soir va être un soir de victoire.
Ils discutent de leurs possibilités de victoire, c'est le derby annuel entre le Stade vandrais et Cambremer, l'autre ville moyenne de la région. Ils n'ont plus gagné depuis des années mais ça ne les empêche pas d'aller au stade, une vraie déferlante violette et bleue, ils vont chanter jusqu'au dernier coup de sifflet pour encourager les gars. Qui sait, peut-être que cette année sera la bonne. Ils vont faire taire les Cambrésiens, même si leur équipe gagne on ne les aura pas entendus, en plus leur ville a le nom d'une vieille dame de la littérature, un personnage de Marcel Proust, c'est le maire qui l'a dit, et depuis on les appelle « les mamies », les mamies sont sur le terrain, et c'est encore plus rageant quand ils les battent, mais les scores se resserrent à chaque fois, le dernier derby, ils les ont presque eus.
Le bruit dans le tram devient infernal, tous les supporters entrent petit à petit et s'apostrophent dans tous les sens, et on parle de plus en plus fort, les groupes d'amis se mélangent, on est tous amis de toute façon, contre les Cambrésiens, il voit son collègue Éric dans le tram et l'appelle, « hé Éric ! », mais Éric ne répond pas, il est trop occupé à raconter ses petites blagues à son groupe, un vrai boute-en-train.
On arrive enfin au stade, avant-dernier arrêt du tram 2, l'arrêt d'après c'est le zoo, mais ça fait longtemps qu'il est abandonné, ça coûte trop cher de toute façon, tous ces gros trucs à entretenir, lui, il ne voit plus jamais personne y descendre, sauf parfois les familles de promeneurs le dimanche, qui veulent montrer à leurs enfants à quoi ça ressemblait, lui n'emmènera jamais ses enfants là-bas, ça lui fout la frousse les cages abandonnées et les fantômes d'animaux qui ne sont plus là.
Tout le monde sauf leur groupe commence à sortir les billets argentés, avec la date du match, avec les copains ils ont la carte saison, ça aurait été dommage de payer pour chaque match, même si le billet de ce soir est particulièrement beau, ils ont fait un effort de présentation.
« Stade Fabrice Legallet », dit la voix du tram juste avant que tout le monde ne sorte, le vieux va encore leur raconter l'histoire de Fabrice, un bon gars, il entraînait l'équipe des poussins, jusqu'aux grèves de 92 sur les docks, ça avait suivi à Vandres, Fabrice avait des copains dockers, il est venu et il lui est arrivé un truc, les gens n'en parlent pas trop, personne sait exactement comment c'est arrivé, mais Fabrice n'est jamais revenu des docks, ça a stoppé la grève direct, les dirigeants du port ont renommé le stade en son nom et depuis personne n'en parle, sauf le vieux avant chaque début de match. Il était ami avec Fabrice Legallet, ça s'oublie pas. Au moins le nom du stade a une histoire, il n'a pas juste le nom de l'entreprise de chantiers navals de la région, c'est eux qui l'avaient payé, et ils voulaient le montrer.
Le stade Legallet est une institution de la ville maintenant, c'est là qu'il passe la plupart de ses vendredis soirs, quand ils ne jouent pas en extérieur, et il adore voir les gens, tout le monde vient, tout le monde se mélange, il retrouve plein de connaissances de son quartier, ceux avec qui il a de vraies conversations, et ceux à qui il adresse juste un hochement de tête, pour se montrer qu'ils se connaissent, on se respecte même si on ne se parle pas. Il y a des petits qui courent dans tous les sens, les siens sont un peu trop vieux maintenant, et ils se sont jamais intéressés au foot, en tout cas pas autant que lui. Il voit un des camarades de son fils, le jeune Ethan, il est en décrochage scolaire apparemment, et il a encore la gueule cassée, c'est ça d'aller traîner n'importe où. Il fait la queue à la buvette, un peu avant eux, et le vieux continue de raconter ses histoires pendant qu'ils attendent le traditionnel bière-hotdog-frites, il raconte encore les exploits de Fabrice avec l'équipe junior, c'est lui qui a découvert le meilleur attaquant formé à Vandres, qui joue pour un autre club maintenant, il est une ligue au-dessus, mais il revient encore parfois voir les matchs. Le vieux s'agite, il crache toutes ses anecdotes dans de petits glaviots de sang, ça l'inquiète un peu, mais il se dit que tant que le vieux radote, il ne peut pas être si mal que ça.
Une fois les snacks commandés, ils se dirigent vers la tribune J, c'est leur tribune de cœur, celle des supporters les plus motivés, ils restent debout tout le match et ils lancent les chants depuis là-bas, la ola commence toujours dans la tribune J. Il fait venteux aujourd'hui, ils ont tous gardé leur pull sous leur t-shirt de supporters, lui sort son drapeau, avec l'espadon sur blason violet et bleu, sa femme l'a recousu l'année dernière, il commençait à s'user, « prêts à vous transpercer » marqué dessus, c'est le slogan de l'équipe, il le trouve pas très imaginatif mais il le chantera autant qu'il faudra pour encourager les gars.
Il regarde les gens s'installer dans toutes les tribunes, le stade peut accueillir presque trente mille personnes, c'est tous les supporters de la ville et des villages alentour qui viennent le remplir. La tribune J c'est celle qui est au milieu, sur un des longs côtés du stade, ils voient tout le match parfaitement, comme les VIP dans la tribune d'en face, c'est un des rares stades où la tribune populaire, celle qui vibre et qui crie, est restée dans ce coin-là, ils sont tous derrière les buts sinon, quelle tristesse. La tribune des supporters adverses lui fait aussi un peu pitié, seule dans son coin, derrière les cages, on les voit à peine, pourtant ils se sont déplacés en nombre, ils aiment le derby autant que les Vandrais.
Tout le monde est installé, ils vont commencer à chanter bientôt, l'hymne lui fait chaud au cœur, les espadons flottent dans toute la tribune. Juste avant le coup d'envoi il y a un moment de silence, le stade entier est muet et retient son souffle, on entend juste vaguement les oiseaux, même les piafs chantent pour l'équipe, il se dit que c'est bon signe, ce soir va être un soir de victoire.
Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "Ici et là, partout, ailleurs : l'écriture des lieux" dispensé par Maylis de Kerangal, titulaire de la Chaire d'écrivain en résidence du Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre d'automne 2020.
Le Centre d’Écriture et de Rhétorique de Sciences Po vous offre cette histoire à lire et à partager !
Ici, on lit et on écrit des histoires courtes
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