26, rue du Dr Jeanne Tarner

Clara Gervaise-Volaire

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Clara Gervaise-Volaire

Les mots sur les murs.

Il évite les parois lisses, frôle les parois rugueuses, applique la colle sur le haut de l'affiche, recule de quelques pas, vérifie que c'est droit, bien droit. Il a le compas dans l'œil, à force. Il aligne quatre ou cinq de ces mêmes affiches grand format pour que cela marque les passants. « LE GRAND MAGASIN DE LA LITERIE - Retrouvez LE SOMMEIL à quelques minutes du centre-ville. » Il doit être un peu plus de six heures du matin. Prochaine étape, l'encadrement d'affichage public qui fait face à la salle communale Duroy Lozon. Il se charge de toutes les affiches : publicitaires, informations publiques, puis il colle d'autres affiches encore pendant son temps libre, mais pas à visage découvert. Il connaît bien les types de surface où les affiches adhèrent, sait éviter les coins où l'on va trop vite les déchirer et parfois les y mettre exprès. Aujourd'hui, il y a le service des fêtes qui lui a refourgué une cinquantaine d'affiches pour le 1er décembre : « La Mairie de Vandres-sur-Mer vous invite à inaugurer son calendrier de l'avent musical », avec des petits dessins d'espadons dont les bulles d'air forment des croches violettes et bleues, et un chat roux qui joue de l'accordéon. Il devra les enlever dans dix jours, surtout le faire avant que des petits rigolos gribouillent dessus toutes sortes d'obscénités. Afficheur, il est aussi dés-afficheur, décolleur, archéologue des parois de la ville.
Devant la salle communale justement, il s'apprête à détacher deux grandes affiches A1 dont il ne reste pas grand-chose, la pluie, le vent et quelques cutters sont passés par là. On lit à peine « RUT ET GEM » sur l'une, « VE LA REPUB » sur l'autre. C'est amusant, il n'avait jamais remarqué que dans république il y a pub. Il pousse son petit chariot, encore bien rempli d'affiches tout droit sorties de l'imprimerie, mais où quelques lambeaux de papier commencent à arrondir un sac-poubelle. Il pense aux mots, aux mots qu'il colle et qui peuplent la ville et les têtes de ceux qui les croisent. Il a lu quelque part qu'on est exposé à plusieurs milliers de publicités par jour. Un truc de dingue. Mais il n'y a que lui pour se souvenir d'autant de slogans, de dates de tournée, de marques et de réductions. Sans le vouloir, il imprime. Le salon canin, c'était le 19 octobre dernier, la promo sur les crevettes surgelées, c'est moins 30 % en fin de journée. Il se demande s'il a envie de manger 30 % de crevettes en plus après avoir collé quarante affiches de crevettes en gros plan. C'est subliminal les messages, apparemment le cerveau ingère tout ça et on n'y peut rien. Ça le fait flipper quand même. Pour les crevettes, il en a fait des cauchemars. Il avait collé les affiches un peu vite, elles avaient gondolé et ça faisait comme des bourrelets aux crevettes. Peut-être qu'il s'en était voulu.

À 6 h 30 le vent commence à se lever. Il est au croisement de la rue Duby et de la rue des Trois-Mâts, encore pour coller ces fichues affiches de la mairie, mais il lui faut d'abord arracher celles qui restent accrochées sur le panneau métallique. Elles sont scotchées, c'est plus rapide, mais il faut user de ses ongles et il trouve cela désagréable. Il aime les murs, les textures des murs de la ville. Le tuffeau du centre-ville et le béton des immeubles dépareillés. Il aime sentir leur rugosité sous ses doigts, pouvoir se confronter à leur force massive et leur friabilité craintive. Il scotche quatre affiches, elles recouvrent tout le panneau, puis il s'adosse au mur de la vieille maison qui est au croisement des deux rues. Il lui faut reprendre son souffle, et puis c'est l'endroit qu'il préfère pour observer la ville se réveiller, là, dans la lumière vacillante du grand réverbère. Il aperçoit la friche, un peu en contrebas, au fond de la perspective de l'allée des Tonneliers. Toujours il se réjouit à l'approche de son point de chute, comme un marin apercevant au fond de sa longue-vue les contours de côtes bien-aimées. Le vent s'est mis à souffler fort, emportant quelques déchirures de papier. Un goéland lui tourne autour sans pousser aucun de ces cris dont les habitants aiment se plaindre. On entend juste le battement de ses ailes. Les rues sont silencieuses à cette heure. La ville-orchestre commence à peine à sortir ses instruments pour son concert circadien qui s'essouffle au cœur de la nuit dans les diatribes des sorties de bars et les pétarades des dernières mobylettes. Alors on n'entend guère plus que la mer et le vent, comme le grésillement des postes de télévision d'antan. En attendant que chacun ouvre sa partition, l'afficheur publicitaire, aux premières lueurs du jour, enlève les morceaux du passé et fait parler les murs.

À tout juste 7 h, les doigts couverts de résidus de colle s'appliquent sur les coins de la dernière affiche. Le poseur d'affiches referme le pot, descend la rue des Goélettes, tourne à gauche et se dirige vers le fond de l'allée des Tonneliers, là où s'ouvre la friche. Ici, pas de lettres d'imprimerie mais des mots graffitis qui colorent les murets, des canettes et quelques sacs plastiques. À 7 h 05 du matin, il y a aussi un pigeon gris, un chat brun qui passe furtivement entre deux buissons et tout un monde qui s'active sous terre. La friche, battue par les vents, a l'air un peu hostile. Le noyer, qui s'est effeuillé dans le souffle froid du mois de novembre, se dresse seul sur un massif rocailleux de ronces et d'aubépines. Les chênes, qui délimitent le fond du terrain, laissent entrapercevoir le jardin des Capucines.

Et lui, l'afficheur publicitaire, passe devant l'arrêt « Le Cabestan », où une femme attend le bus de 7 h 05 dans un grand manteau blanc. Il décélère le pas puis se fraye un chemin à travers la friche. Il aime bien cet endroit un peu triste à l'abri des regards. Il pose contre un muret les restes d'affiches colorées, ses pinceaux et ses brosses, et boit au goulot un demi-litre d'eau. Il est essoufflé, il ferme les yeux. Les paumes contre la pierre fraîche du muret, il se murmure des « ça va aller », « fin de ta première partie de journée », comme pour alléger l'enclume qu'il a dans les poumons et qui menace à tout moment de le faire couler. Il reprend à 15 h et ce soir il ira au match, voir ce que vaut Cambremer sur le terrain. Sortant son billet de sa poche, il vérifie encore une fois l'horaire, il lui faudra se dépêcher pour être à l'heure. Il reste assis là un moment en triturant distraitement le bout de papier, salue l'épicier au passage, un frisson de froid le parcourt. Il rentre chez lui lentement, tourne deux fois à gauche, puis à droite, jusqu'au petit immeuble de la rue du Dr Jeanne Tarner où il habite depuis six ans. Il monte les marches sans empressement, jusqu'au palier du second étage, ouvre la porte et retrouve les murs nus de son appartement.

Ici, on lit et on écrit des histoires courtes

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