instant de vie
3 min
12, rue du Cabestan – Vendredi matin
Samuel Lévy
6 h 17. À cette heure-ci, il est seul dans la rue. Il marche d'un pas lent mais décidé, il connaît le chemin, il l'emprunte tous les jours.
6 h 19. Arrivé devant le rideau de fer de Cabestan Alimentation, il s'arrête, essoufflé. Il faut vraiment qu'il arrête la clope. À chaque expiration, des volutes de vapeur s'échappent dans l'air froid. En reprenant son souffle, il examine l'enseigne. Pas de tags, c'est bon.
« Ouvert 7/7 de 6 h à 23 h. » Bon, aujourd'hui ça sera 6 h 20. De toute façon, personne ne vient avant la petite vieille de 7 h, mais il doit y être à l'heure, c'est une question de standing. Quelques pas jusqu'à la porte, il y est. De sa poche, il sort un trousseau de clés, il cherche la bleue, celle qui ouvre le local.
6 h 23. L'intérieur de l'épicerie laisse passer une lumière tremblotante à travers les fentes du store métallique. Dans un grincement, le rideau d'acier s'ébranle. À mesure qu'il se rétracte, on distingue le magasin. Il raccroche la manivelle au mur et disparaît dans l'arrière-boutique. L'épicerie est défraîchie, mais soignée. Le sol carrelé est d'un jaune délavé, mais pas de poussière. D'ailleurs, il est de retour, un balai à la main. Il astique méticuleusement chaque coin de la boutique, récure la caisse enregistreuse, et soulève même les paquets de chips multicolores pour passer le chiffon sur les étagères. C'est une question de standing.
6 h 34. Tout est propre. Il s'assoit derrière la caisse, sur son tabouret pivotant qui lui permet de saisir avec facilité les bouteilles d'alcool situées dans son dos. Il regarde l'heure sur son téléphone. Vingt-six minutes avant l'arrivée de la petite vieille. Il vérifie qu'il reste de l'encre et du papier dans le lecteur de carte bancaire, les jeunes n'utilisent plus que ça maintenant. Dommage, il aimait bien rendre la monnaie, ça faisait très professionnel.
6 h 47. Toujours personne. C'est normal, les gens dorment. Tant pis pour eux, tant mieux pour lui. Il aime la solitude du matin, il se sent maître des lieux et profite du luxe de ne rien faire. Sauf le jeudi, il doit accueillir le camion de livraison. Il n'aime pas le jeudi, mais c'est un sacrifice nécessaire. Tous les autres jours, il est le roi. De 6 h à 7 h, Cabestan Alimentation est la seule épicerie ouverte de tout le quartier. Peut-être même de tout Vandres-sur-Mer, il ne sait pas. De 6 h à 7 h, il règne sur la ville. Les gens dorment, ils ne savent pas ce qu'ils ratent.
6 h 55. Vandres-sur-Mer. La plupart des gens disent simplement « Vandres ». Vendre, drôle de nom. Quitte à appeler une ville Vendre, autant faire des épiceries des monuments touristiques. Il n'aime pas les gens qui font les choses à moitié. Il ne peut pas être le seul à avoir remarqué l'homophonie. Peut-être devrait-il en faire une nouvelle enseigne : « Vendre à Vandres, ouvert 7/7 ». Non, c'est nul.
6 h 58. Il est tiré de ses rêveries par le tintement de la porte qu'on ouvre. C'est la petite vieille, elle est en avance, elle le prend par surprise. Elle ampute son règne de deux minutes, mais il lui pardonne, elle est vieille. Il a pris le soin de placer les Marlboro Light juste à côté de la caisse, pour qu'elle puisse les attraper. Ce n'est pas facile pour les petites vieilles, maintenant que tous les paquets de clopes se ressemblent. Il scanne le paquet, elle paye. En liquide, l'appoint, comme tous les jours. Ils se souhaitent une bonne journée, elle ressort de l'épicerie.
7 h 12. La ville s'éveille. Il est encore tôt pour ceux qui promènent leur chien, mais déjà tard pour ceux qui courent attraper leur bus. À travers la vitrine, il observe l'afficheur rentrer chez lui. Ils ne se parlent jamais, pas besoin, ils partagent déjà la nuit. Ils se saluent d'un signe de tête, comme tous les matins. La journée peut commencer.
6 h 19. Arrivé devant le rideau de fer de Cabestan Alimentation, il s'arrête, essoufflé. Il faut vraiment qu'il arrête la clope. À chaque expiration, des volutes de vapeur s'échappent dans l'air froid. En reprenant son souffle, il examine l'enseigne. Pas de tags, c'est bon.
« Ouvert 7/7 de 6 h à 23 h. » Bon, aujourd'hui ça sera 6 h 20. De toute façon, personne ne vient avant la petite vieille de 7 h, mais il doit y être à l'heure, c'est une question de standing. Quelques pas jusqu'à la porte, il y est. De sa poche, il sort un trousseau de clés, il cherche la bleue, celle qui ouvre le local.
6 h 23. L'intérieur de l'épicerie laisse passer une lumière tremblotante à travers les fentes du store métallique. Dans un grincement, le rideau d'acier s'ébranle. À mesure qu'il se rétracte, on distingue le magasin. Il raccroche la manivelle au mur et disparaît dans l'arrière-boutique. L'épicerie est défraîchie, mais soignée. Le sol carrelé est d'un jaune délavé, mais pas de poussière. D'ailleurs, il est de retour, un balai à la main. Il astique méticuleusement chaque coin de la boutique, récure la caisse enregistreuse, et soulève même les paquets de chips multicolores pour passer le chiffon sur les étagères. C'est une question de standing.
6 h 34. Tout est propre. Il s'assoit derrière la caisse, sur son tabouret pivotant qui lui permet de saisir avec facilité les bouteilles d'alcool situées dans son dos. Il regarde l'heure sur son téléphone. Vingt-six minutes avant l'arrivée de la petite vieille. Il vérifie qu'il reste de l'encre et du papier dans le lecteur de carte bancaire, les jeunes n'utilisent plus que ça maintenant. Dommage, il aimait bien rendre la monnaie, ça faisait très professionnel.
6 h 47. Toujours personne. C'est normal, les gens dorment. Tant pis pour eux, tant mieux pour lui. Il aime la solitude du matin, il se sent maître des lieux et profite du luxe de ne rien faire. Sauf le jeudi, il doit accueillir le camion de livraison. Il n'aime pas le jeudi, mais c'est un sacrifice nécessaire. Tous les autres jours, il est le roi. De 6 h à 7 h, Cabestan Alimentation est la seule épicerie ouverte de tout le quartier. Peut-être même de tout Vandres-sur-Mer, il ne sait pas. De 6 h à 7 h, il règne sur la ville. Les gens dorment, ils ne savent pas ce qu'ils ratent.
6 h 55. Vandres-sur-Mer. La plupart des gens disent simplement « Vandres ». Vendre, drôle de nom. Quitte à appeler une ville Vendre, autant faire des épiceries des monuments touristiques. Il n'aime pas les gens qui font les choses à moitié. Il ne peut pas être le seul à avoir remarqué l'homophonie. Peut-être devrait-il en faire une nouvelle enseigne : « Vendre à Vandres, ouvert 7/7 ». Non, c'est nul.
6 h 58. Il est tiré de ses rêveries par le tintement de la porte qu'on ouvre. C'est la petite vieille, elle est en avance, elle le prend par surprise. Elle ampute son règne de deux minutes, mais il lui pardonne, elle est vieille. Il a pris le soin de placer les Marlboro Light juste à côté de la caisse, pour qu'elle puisse les attraper. Ce n'est pas facile pour les petites vieilles, maintenant que tous les paquets de clopes se ressemblent. Il scanne le paquet, elle paye. En liquide, l'appoint, comme tous les jours. Ils se souhaitent une bonne journée, elle ressort de l'épicerie.
7 h 12. La ville s'éveille. Il est encore tôt pour ceux qui promènent leur chien, mais déjà tard pour ceux qui courent attraper leur bus. À travers la vitrine, il observe l'afficheur rentrer chez lui. Ils ne se parlent jamais, pas besoin, ils partagent déjà la nuit. Ils se saluent d'un signe de tête, comme tous les matins. La journée peut commencer.
Ce texte a été rédigé par un(e) étudiant(e) ayant participé à l'atelier d'écriture de création "Ici et là, partout, ailleurs : l'écriture des lieux" dispensé par Maylis de Kerangal, titulaire de la Chaire d'écrivain en résidence du Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po au semestre d'automne 2020.
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